21 octobre 2023

COURTES Franck - A pied d'oeuvre

A pied d’œuvre est un roman de l’écrivain français Franck COURTES (1964-). Gallimard, 2023, 184 pages.


Ecrire ou manger, faut-il choisir ?

S’il est un plaisir bien agréable, c’est celui de découvrir par hasard un livre prometteur dans les rayons d’une bonne librairie. Ce fut mon cas avec Franck Courtès et son roman A pied d’œuvre. Un plaisir encore plus enivrant lorsque je devins, au fur et à mesure des pages, totalement accro au témoignage romancé dans cette œuvre. 

L’auteur fut photographe professionnel durant plus de vingt ans et en arriva à un moment de rupture. En 2011, le manque de sens et une perte de plaisir l’ont conduit à rediriger son chemin vers un nouvel art : l’écriture. A travers son personnage, il raconte le chemin de croix qu’il a traversé en devenant écrivain, à savoir endosser une « docilité du pauvre » et supporter les regards de son milieu bourgeois. En effet, pour survivre, il n’eut d’autres choix que de réaliser, au prix le plus bas, de pénibles travaux chez des particuliers alors qu’il ne disposait d’aucune affinité manuelle...

Il s’agit d’un roman captivant qui aborde le sens du travail, la passion artistique, la pauvreté, ainsi que l’exploitation d’une frange de la population par l’ubérisation du travail. Cela dans un contexte de fracture assumée avec sa propre famille, ses propres amis, qui mène à se sentir de plus en plus seul face aux difficultés de certains choix de vie. L’auteur raconte ces enjeux de manière très addictive et concrète au fil des chantiers, dans une atmosphère narrative qui oscille entre la consternation, un humour très efficace, la dérision et la critique sociétale.

Si ces thématiques peuvent mener à la morosité et à la tristesse, à travers son personnage l’auteur n’est ni malheureux ni démoralisé face à sa situation. Chaque chantier est difficile, mais il les appréhende en réalité avec humour et comme de « véritables moments de détente » qui le déchargent de ses inquiétudes mentales. Le personnage reste ainsi déterminé, grâce à sa passion de l’art et de l’écriture. Ses difficultés ne relèvent pas du choix ou de la fatalité, mais sont uniquement l’arrière-boutique inévitable à la poursuite de sa vocation. Il diffuse ainsi l’enthousiasme d’avoir eu le courage de quitter une vie confortable mais insatisfaisante.

Le seul regret est celui de ne pas en apprendre plus sur l’activité créative du personnage, et donc de l'auteur, en dehors des chantiers. Comment trouver la force d’écrire quand on est épuisé physiquement par le travail ? Comment se concentrer, s'inspirer artistiquement, dans un quotidien de rupture et d'insécurité ? Cela étant, il ne s’agit évidemment pas d’un manuel d’écriture mais bien d’une histoire de survie tant alimentaire que professionnelle, dans laquelle la passion, l’empathie et la vocation apparaissent comme de précieuses boussoles. 

Cette pépite littéraire parlera aux personnes qui tentent de vivre de leur activité artistique dans un environnement économique défavorable qui n'a pas d'yeux pour elles. A travers son récit, sa passion et sa persévérance, Franck Courtès témoigne qu'il reste possible de créer une œuvre qui peut faire, au moins, la fierté de son auteur.

Extrait :

« L’attente m’oblige à considérer plus longuement la misère qui m’entoure. Moi qu’on a élevé dans la morale, dans le droit humain, version moderne du droit chemin, sur le velours d’un canapé Habitat, devant des programmes choisis de France Télévision, le latin à Henry-IV, et Truffaut, et Molière, et le tennis le samedi ! Cette vérité soudain, là sous mes yeux, dont je sentirais l’odeur si j’entrebâillais la vitre, de l’Homme au fond de la fosse. La misère, la peur, la déchéance. Cette vérité simple, résultat d’autres vérités plus complexes, d’une économie malsaine, patraque, souffrant de calculs vénaux. Ca ne vaut pas grand-chose des hommes comme ceux-là. Ils vont où on les pousse. Ils pissent là où ils se trouvent, pour ne pas perdre leur place dans la file. Ils piétinent cette boue. A ne pas bouger, on les croirait mourant, avec juste ce qu’il faut de vie pour se tenir debout, pour taper du pied. Pour un peu, si près de la déchetterie, on les confondrait avec des ordures ».