09 octobre 2024

CARO Fabrice - Journal d'un scénario

Journal d'un scénario est un roman de l’écrivain français Fabrice CARO (1973-). Gallimard, 2023, 189 pages. 


Ne pas vendre le scénario avant de l'avoir tué

Aaah Fabrice Caro, merci pour le coup de fouet ! Alors que je viens d'acheter son nouveau roman (Fort Alamo), je me suis rendu compte que la cuvée 2023 bonifiait encore dans ma pile à lire... Quel retard impardonnable ! Bref, nous sommes quelques jours plus tard et... 

« On va faire un beau film », voici le crédo rassurant que Boris entendra régulièrement durant plusieurs semaines de la part de son producteur. Exalté par la perspective de voir son scénario "les servitudes silencieuses" joué sur le grand écran, il devra toutefois composer avec les exigences et caprices d'incontournables intervenants. En parallèle, il rencontrera Aurélie, une charmante passionnée de cinéma d'auteur, auprès de laquelle il s'agira de garder l'honneur... 

Le roman sous forme de journal est une nouveauté dans la bibliographie de Fabrice Caro. Celui-ci couvre toute une saison automnale au jour le jour, chaque journée de la vie de Boris et de son scénario représentant en moyenne trois pages. Ce format rend la lecture très rapide et, pour ma part, addictive. Ce rythme pourrait toutefois être freiné chez les lecteurs qui n'adhèreraient pas à la thématique du cinéma, du fait des nombreuses - et parfois mystérieuses - références citées.

L'évolution des mésaventures de Boris est plutôt prévisible, mais leur lecture reste jouissive tant sa capacité de résilience est, elle, improbable, naïve et insoupçonnée. Cette rafale de déboires crée un embarras dont l'intensité comique augmente autant que les cigarettes fumées par Boris : trois par jour en début de journal, un paquet et demi à la fin. Au diable, à juste titre, la censure pour cause de santé publique ! C'est à la fois drôle, malaisant, stressant, impitoyable. 

Sur le fond Caro reste fidèle à lui-même en tournant en dérision certaines dérives artistiques et sociales. D'abord, la soumission de l'art à des exigences de popularité, de comique, d'effets de mode et de rentabilité. Ensuite, une forme de résilience de l'individu qui, dans l'illusion de transformer la frustration en horizon positif, le conduit à accepter des choses qu'il souhaitait pourtant refuser. Enfin, le mensonge et l'oubli de soi, afin de plaire ou de ne pas décevoir.

Ce roman des choses qui s'effilochent est léger et plaît par son humour, son antihéros, ainsi que la dérision sociale sous-jacente. Journal d'un scénario dispose en outre d'un puissant potentiel addictif. Il ne reste qu'une chose à (ne pas ?) souhaiter à son auteur : en faire un beau film

Extrait :

« Tout ça avance sans que j'aie la moindre idée de la direction que nous prenons, mais il vaut mieux parfois ne pas savoir où l'on va. Pour continuer d'avancer. Pour garder un bon pas. Pour éviter de s'allonger tout à coup au milieu de la route en position fœtale ». 

04 octobre 2024

MAUDUIT Laurent - Vous ne me trouverez pas sur Amazon !

Vous ne me trouverez pas sur Amazon ! est un essai du journaliste français Laurent MAUDUIT (1951-). Editions divergences, 2024, 115 pages. 

Utopie culturelle

Avec un tel titre, qui n'ira pas vérifier que ce livre est réellement absent d'Amazon ? Epargnez-vous le détour : oui, il s'y trouve. Neuf, proposé par un vendeur tiers. Les subtilités du géant du commerce en ligne malmènent donc un peu ce titre provocateur, mais pas seulement...

Car en effet, dans cet ouvrage, l'auteur explique que les oligopoles de notre civilisation du numérique malmènent avant tout certaines libertés et valeurs démocratiques. Il lance ainsi l'alerte sur deux enjeux déjà bien entachés par le capitalisme ordinaire : les conséquences d'Amazon sur le prix unique du livre, la liberté d'édition et l'avenir des librairies indépendantes (1), d'autre part l'impact de Google et Facebook sur la liberté de presse et l'information citoyenne.

Le parcours de l'auteur éclaire la teneur de l'ouvrage. Avec des débuts comme journaliste à Informations ouvrières, un passage par Libération, jusqu'à la fondation de Médiapart, l'on découvrira sans surprise un ouvrage rédigé avec passion et marqué à gauche sur le plan idéologique. Si le propos est intéressant et très important, le ton employé laisse ainsi parfois douter d'une parfaite objectivité ; les accusations portées sont d'ailleurs essentiellement à charge.

Mais fallait-il une objectivité irréprochable dès lors que la critique porte sur des géants du numérique auxquels plusieurs autorités de la concurrence ont déjà infligé des amendes records qui se chiffrent en dizaines, voire centaines(!), de millions d'euros ? Non, car les dérives dénoncées restent aussi flagrantes que l'inaction politique. Souhaitant davantage qu'une amélioration concurrentielle, l'auteur appelle ainsi à un utopique changement de paradigme (2).

Il est toutefois dommage que le propos soit très autocentré sur la France alors que le débat, et surtout les solutions, relèvent nécessairement d'une dimension européenne, voire mondiale. Par ailleurs, l'on regrettera que la thématique de la liberté de la presse semble occuper plus de place que celle de la défense du livre, malgré ce titre qui laisse penser le contraire. Au-delà de ça, l'investigation est implacable et devrait interpeller toute personne intéressée par ces sujets.

Le plus important reste que derrière son contenu factuel, financier, politique, cet ouvrage démontre qu'un péril pèse sur des expériences sensibles précieuses à préserver : le bien-être de pouvoir se perdre dans une librairie physique, la joie de repérer des livres (et donc des pensées) en dehors des algorithmes publicitaires, la satisfaction de s'informer par une presse qui n'est pas sous influence, rester libre sans devenir soi-même une marchandise...  Des utopies, là aussi ?

Ce réquisitoire de Laurent Mauduit contre les oligopoles du numérique alerte et appelle à la résistance afin de préserver certaines libertés et valeurs démocratiques. Comme plusieurs acteurs du secteur du livre, agissons à notre niveau de citoyen-lecteur tant qu'il en est encore temps.

(1) Voir l'appel « Nous ne vendrons plus nos livres sur Amazon » (lien), cité par l'auteur.

Extrait :

(2) « Face à ce séisme, il est donc décisif d'opposer une alternative à ce capitalisme prédateur, celle des communs. Alternative de bon sens : n'est-il pas temps de convenir qu'il y a des biens essentiels qui ne devraient appartenir à personne, pas même à l'Etat, et dont l'usage devrait être ouvert à tous ? Si c'est le cas, il coule de source que les biens numériques font partie de cet horizon post-capitaliste, allant au-delà de la propriété. Ce qui peut paraître utopique, mais qui correspond très précisément aux espérances des premiers temps de l'Internet ».