Le chagrin moderne est un roman de l’écrivain belge Quentin JARDON (1989-). Flammarion, 2024, 254 pages.
Houellebecq fait du stop
Les abandons sur les aires d'autoroutes ne se limitent pas aux sacs poubelles et aux animaux de compagnie. L'on peut aussi y abandonner son épouse et son enfant. Il s'agit du cœur de ce roman qui, sur fond d'éco-anxiété, démarre d'un besoin : tout plaquer.
Paul et Clémence, malgré leur jeunesse et leur petit Marius, forment un couple affectueux mais dépassionné. Ereintés par leur place dans notre époque, ils entretiennent désormais un rapport antagoniste à leur foyer : lui s'y ressource, elle s'y sent prisonnière. Conduisant sur l'autoroute des vacances, Paul, humoriste qui ne fait plus rire personne, ressent alors le besoin irrépressible de fuir Clémence et Marius, sans les prévenir, pour les libérer de ses tourments...
En lisant ce premier roman, j'ai rencontré un fils caché de Michel Houellebecq. En effet, les similitudes de style et d'approche sont flagrantes. Outre ce narrateur anxieux désabusé plutôt comique, ces similitudes proviennent de la présence de lois scientifiques (« J'en voulais aux lois de l'évolution qui nous avaient dotés de fonctionnalités de plus en plus complexes; certaines avaient concouru à notre plaisir et notre émancipation d'autres nous menaient à l'autodestruction»), d'aphorismes romantiques (« Une fois ses couilles vides, il ne reste plus à l'homme que des sentiments; parfois c'est agréable, parfois pas du tout»), de la satire du professionnel New Age (« Pour augmenter notre niveau de vie et élargir sa palette de compétences, ma femme se proposait donc d'astiquer à l'huile chaude des pénis de riches. J'en conçus des sentiments ambigus ; ce qui dominait toutefois, c'était l'humiliation »), ou encore de la place accordée à la ruralité et aux petites épiceries du terroir.
L'escapade autoroutière de ce roman est dépaysante et dynamique par l'intervention de divers personnages aux prises avec l'époque. Elle raconte un inconfort dans la modernité, généré par l'anxiété et le manque de sens, vécu par le narrateur comme « un état gazeux, un sentiment de tristesse et d'abattement indéfinissable, brouillardeux, et pourtant occupant tout l'espace de nos vies de grands enfants désenchantés, se dilatant vite avec les années ».
Roman de l'anxiété environnementale, cette thématique apparait toutefois réductrice pour évoquer la psychologie des personnages. En effet, il s'agit de crises existentielles découlant également de la parentalité et sa culpabilité, du couple et sa passion, du sens professionnel, de la colère, de l'ennui de vivre et du chagrin de constater que le bonheur moderne ne serait, peut-être, qu'une précaire consolation.
Si face à leur époque et à leur solitude existentielle, les personnages de Houellebecq se dirigent vers l'acceptation, la soumission ou l'autodestruction, le chagrin moderne est une boussole vers des chemins plus farouches. Guidés par la colère, l'insoumission et la reconnexion à la nature, les personnages débouchent en effet sur une éthique de l'engagement contre leurs tourments et le monde.
Ce premier roman de Quentin Jardon est une petite pépite dans la littérature belge. Grâce à son style houellebecquien attendri, ses thématiques contemporaines ainsi que l'introspection qu'il procure, son auteur devient un jeune écrivain à suivre avec attention.
Extrait :
« Je pensais souvent à la quantité de choses que Marius devrait encore apprendre avant d'atteindre la sagesse. Ca suscitait en moi un mélange de découragement et de nostalgie, une sorte de virginité par procuration ; c'était si énorme, si fabuleux de découvrir la société des hommes, et en même temps si fastidieux, si décevant ».