15 mai 2023

HORVILLEUR Delphine - Il n'y a pas de Ajar

Il n'y a pas de Ajar est un ouvrage de l'écrivaine française Delphine HORVILLEUR (1974-). Grasset, 2022, 90 pages. 


Se démultiplier pour mieux devenir

A travers son œuvre littéraire, Romain Gary (1914-1980) devint un véritable caméléon. Parmi ses nombreux pseudonymes, celui d'Emile Ajar fut le plus remarquable et remarqué, jusqu'à lui procurer un second prix Goncourt en 1975. Romain Gary, Emile Ajar, les deux principales facettes d'une même personne en quête de fuite identitaire. Quarante ans après son décès, il est devenu une véritable source d'inspiration pour de nombreux écrivains, parmi lesquels Delphine Horvilleur. 

La rabbin française Delphine Horvilleur a six ans le jour où Romain Gary se donne la mort, le 2 décembre 1980. Ce romancier deviendra son dibbouk, à savoir un « revenant qui vous colle à la peau ou à l'esprit, un être dont l'âme s'est attachée à la vôtre pour une raison mystérieuse, et qui ne vous lâche plus ». Elle consacre ce petit livre à cette filiation intellectuelle, voire personnelle, à travers un tourbillon de réflexions sur l'identité et le judaïsme.

L'ouvrage de Delphine Horvilleur est à l'image de son dibbouk: multiple. 

Multiple d'une part quant aux genres, puisqu'il se situe à la croisée de l'essai et du roman. En effet, dans la seconde partie du livre, le témoignage laisse place à la fiction. Nous découvrons le monologue d'Abraham Ajar, un fils imaginé du fameux pseudonyme Emile Ajar. Dans une cave métaphore de l'inconscient de tout un chacun, Abraham rejoint la thématique de cet ouvrage en décidant de dire merde. « Merde à l'identité. Merde à tout ce qui te fait croire que tu n'es rien d'autre que ce que tu es ». 

Multiple d'autre part quant aux thématiques abordées, peut-être un peu trop nombreuses pour être pleinement traitées dans un ouvrage de si petite taille. Si la thèse de l'œuvre est claire, les développements sont dès lors parfois un peu ambigus et superficiels.

Dans ce cadre, des prérequis religieux ainsi qu'une connaissance préalable de l'œuvre de Romain Gary/Emile Ajar apparaissent utiles pour saisir pleinement certaines références et allusions. L'on pense particulièrement aux romans Pseudo, Gros-Câlin et surtout La vie devant soi. Certains passages risquent d’ailleurs de divulgacher un peu ces romans auprès des personnes qui n'ont jamais connu le plaisir de les lire (il n'est toutefois jamais trop tard !). 

L'on en retiendra que tant Delphine Horvilleur que son personnage Abraham Ajar nous recommandent de toujours être en chemin, en devenir, sur le plan de l'identité. De rester à distance des stéréotypes et des injonctions cloisonnées. D'autres filiations que la seule naissance permettent d'emprunter ce chemin, telle que la filiation littéraire avec un dibbouk aux multiples facettes. Souhaitons à chacune et chacun de pouvoir identifier le sien ! 

Ce petit ouvrage plaira aux personnes initiées à Romain Gary et qui s'intéressent aux réflexions sur le judaïsme et l'identité. Ces lecteurs passeront certainement un agréable moment de lecture et d'introspection, entre hommage littéraire, humour et réflexions identitaires/religieuses. Pour les autres, peut-être vaut-il mieux qu’ils consacrent leur temps de lecture à l’œuvre de Romain Gary lui-même… 

Extrait :

« Son pseudo fut un dernier pied de nez au morbide qui vous rattrape toujours, mais qu'on peut tromper un temps avec un peu de panache, avec une manigance littéraire qui interdit à l'homme de n'être que lui-même. A travers Ajar, Gary a réussi à dire qu'il existe, pour chaque être, un au-delà de soi; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd'hui un nom vraiment dégoûtant : l'identité ».