24 décembre 2024

CARO Fabrice - Fort Alamo

Fort Alamo est un roman de l’écrivain français Fabrice CARO (1973-). Gallimard, 2024, 174 pages. 


AVC sous le sapin 

Aaah Noël ! ce moment féérique avec ses sapins, ses boules, sa Mariah Carey, ses films, ses cadeaux, ses fêtes en familles - ou seul. Une période réconfortante qui permet d'effacer les contrariétés encaissées durant l'année écoulée. Ou presque, comme nous le raconte Fabrice Caro.

En pleine période de Fêtes, la vie de Cyril va être chamboulée. Ce brave père de famille découvre que chaque personne qui le contrarie au quotidien semble mourir, dans les secondes qui suivent, d'une forme d'AVC. Est-ce l'effet de sa colère accumulée ? Comment gérer cela avec son frère qui le presse de vider la maison de leur maman décédée, l'achat des cadeaux de dernière minute, et le réveillon de Noël à passer chez son agaçante belle-sœur dont les jours sont désormais comptés  ? 

Comme dans ses romans précédents, Fabrice Caro a le sens de l'anti-héroïsme et de la cocasserie qui fait rire, ou presque. En effet, la formule m'a paru plus artificielle dans cet opus et, par conséquent, moins puissante. Une impression qui découle peut-être de la situation de départ qui est, dans ce roman au contraire des précédents, a priori irréalisteToutefois, ça fonctionne. Son humour reste bien satirique, fin, empathique pour son antihéros, jamais lourd ni lassant.

Par ailleurs, les thématiques du roman prennent, dans celui-ci, plus de temps à se construire. L'auteur, derrière l'humour, trouve son inspiration dans les Fêtes, le deuil maternel, et surtout la gestion des contrariétés sociales accumulées au quotidien. Fort Alamo raconte une histoire du regard sur les autres. La relation de Cyril à son entourage, de sa famille à son psychiatre, est à cet égard révélatrice de la difficulté d'être compris et de changer ce regard, même à Noël.

Bien qu'il ne s'agisse pas de son meilleur roman, Fort Alamo reste fidèle au style de Fabrice Caro. Pour son ambiance de Noël, son humour satirique, ainsi que la réflexion qu'il amène sur la colère, Fort Alamo est une lecture parfaite pour se ressourcer en période - ou non - de Fêtes.

Extrait :

« Léonie m'a demandé si je ne voulais pas m'occuper des noix de saint-jacques. j'aimais l'immuabilité de nos menus annuels. Quand je les avais achetées au supermarché, une vieille dame devant moi avait dit au poissonnier Eh ben elles ont une sale tête vos gambas. J'avais laissé échapper un rire réflexe. Les vieux ont perdu toute notion des codes et peu leur importe. C'était peut-être ça la seule et unique consolation : un jour on s'en fout ». 

13 décembre 2024

BAYARD Pierre - Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?

Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? est un essai du professeur universitaire de littérature français Pierre BAYARD (1954-). Les Editions de Minuit, 2007, 163 pages. 

LP -

En écrivain cet essai, Pierre Bayard avait manifestement comme objectif de se mettre tous les professeur de français à dos, eux qui s'épuisent à répéter, de générations d'élèves en générations d'élèves, que le premier devoir à réaliser avant de parler d'un livre, c'est de le lire...

Mais qu'est-ce donc que lire et parler un livre ? Il s'agit de la question à l'origine de cet ouvrage. La thèse de Pierre Bayard est de refuser la distinction binaire entre les livres que l'on aurait lus et dont on pourrait parler, et les livres que l'ont n'aurait pas lus et dont on ne pourrait pas parler.  Sur la base d'une redéfinition de la lecture et de la non-lecture, l'auteur vise ainsi à démontrer qu'il est possible et même épanouissant d'élargir le champ des livres dont on assume de parler.

Il peut s'agir des livres que l'on ne connaît pas (LI), des livres que l'on a parcourus (LP), des livres dont on a entendu parler (LE), ou encore des livres que l'on a oubliés (LO). L'auteur évoque divers conseils (ne pas avoir honte, imposer ses idées, inventer les livres, parler de soi) pour parler de ces livres dans diverses situations sociales : la vie mondaine, avec un professeur, avec l'être aimé, jusqu'à discuter avec un écrivain...de son propre livre que nous n'aurions pas lu. 

Deux choses m'ont plu dans cet ouvrage. D'une part, l'approche psychanalytique permettant de s'affranchir d'interdits scolaires parfois inconscients. D'autre part, l'illustration systématique du propos par des extraits d'œuvres littéraires. L'auteur ne se prive d'ailleurs pas de donner un avis sur chacune d'entre elles, par des abréviations cohérentes avec sa thèse : "LP +" signifiera "avis positif sur ce livre parcouru", "LO --" signifiera "avis très négatif sur ce livre oublié", etc

En revanche, sa conception de la lecture m'a paru morose et malhonnête. Dès le prologue, l'auteur écrit qu'il enseigne la littérature mais qu'il n'a ni le gout ni le temps de lire. Par contre, il "doit" parler des livres... L'ouvrage est guidé par cette conception mondaine de la lecture. Aucun livre lu pour le plaisir, pour les émotions, pour l'intrigue. Non, les livres sont des prétexte aux rapports sociaux pour pouvoir parler littérature en toute situation, quitte à dire n'importe quoi. 

Pour rebondir sur l'aspect psychanalytique de cet essai, l'on pourrait penser que Pierre Bayard sublime une frustration de ne pas parvenir à lire des livres, en théorisant des manières d'en parler qui peuvent mener à nier le livre lui-même. En suivant son exemple, mon verdict : LP -. 

Extrait :

« C'est assez dire à quel point les discours sur les livres relèvent d'une relation intersubjective, c'est-à-dire d'un rapport de force psychiques, où la relation à l'Autre, quelle que soit la nature de cette relation, prend le pas sur la relation au texte, lequel, par voie de conséquence, n'en demeure pas indemne ».

09 décembre 2024

JARDON Quentin - Le chagrin moderne

Le chagrin moderne est un roman de l’écrivain belge Quentin JARDON (1989-). Flammarion, 2024, 254 pages. 

Houellebecq fait du stop

Les abandons sur les aires d'autoroutes ne se limitent pas aux sacs poubelles et aux animaux de compagnie. L'on peut aussi y abandonner son épouse et son enfant. Il s'agit du cœur de ce roman qui, sur fond d'éco-anxiété, démarre d'un besoin : tout plaquer.

Paul et Clémence, malgré leur jeunesse et leur petit Marius, forment un couple affectueux mais dépassionné. Ereintés par leur place dans notre époque, ils entretiennent désormais un rapport antagoniste à leur foyer : lui s'y ressource, elle s'y sent prisonnière. Conduisant sur l'autoroute des vacances, Paul, humoriste qui ne fait plus rire personne, ressent alors le besoin irrépressible de fuir Clémence et Marius, sans les prévenir, pour les libérer de ses tourments...

En lisant ce premier roman, j'ai rencontré un fils caché de Michel Houellebecq. En effet, les similitudes de style et d'approche sont flagrantes. Outre ce narrateur anxieux désabusé plutôt comique, ces similitudes proviennent de la présence de lois scientifiques (« J'en voulais aux lois de l'évolution qui nous avaient dotés de fonctionnalités de plus en plus complexes; certaines avaient concouru à notre plaisir et notre émancipation d'autres nous menaient à l'autodestruction»), d'aphorismes romantiques (« Une fois ses couilles vides, il ne reste plus à l'homme que des sentiments; parfois c'est agréable, parfois pas du tout»), de la satire du professionnel New Age (« Pour augmenter notre niveau de vie et élargir sa palette de compétences, ma femme se proposait donc d'astiquer à l'huile chaude des pénis de riches. J'en conçus des sentiments ambigus ; ce qui dominait toutefois, c'était l'humiliation »), ou encore de la place accordée à la ruralité et aux petites épiceries du terroir. 

L'escapade autoroutière de ce roman est dépaysante et dynamique par l'intervention de divers personnages aux prises avec l'époque. Elle raconte un inconfort dans la modernité, généré par l'anxiété et le manque de sens, vécu par le narrateur comme « un état gazeux, un sentiment de tristesse et d'abattement indéfinissable, brouillardeux, et pourtant occupant tout l'espace de nos vies de grands enfants désenchantés, se dilatant vite avec les années ».

Roman de l'anxiété environnementale, cette thématique apparait toutefois réductrice pour évoquer la psychologie des personnages. En effet, il s'agit de crises existentielles découlant également de la parentalité et sa culpabilité, du couple et sa passion, du sens professionnel, de la colère, de l'ennui de vivre et du chagrin de constater que le bonheur moderne ne serait, peut-être, qu'une précaire consolation. 

Si face à leur époque et à leur solitude existentielle, les personnages de Houellebecq se dirigent vers l'acceptation, la soumission ou l'autodestruction, le chagrin moderne est une boussole vers des chemins plus farouches. Guidés par la colère, l'insoumission et la reconnexion à la nature, les personnages débouchent en effet sur une éthique de l'engagement contre leurs tourments et le monde.

Ce premier roman de Quentin Jardon est une petite pépite dans la littérature belge. Grâce à son style houellebecquien attendri, ses thématiques contemporaines ainsi que l'introspection qu'il procure, son auteur devient un jeune écrivain à suivre avec attention. 

Extrait :

« Je pensais souvent à la quantité de choses que Marius devrait encore apprendre avant d'atteindre la sagesse. Ca suscitait en moi un mélange de découragement et de nostalgie, une sorte de virginité par procuration ; c'était si énorme, si fabuleux de découvrir la société des hommes, et en même temps si fastidieux, si décevant ». 

09 octobre 2024

CARO Fabrice - Journal d'un scénario

Journal d'un scénario est un roman de l’écrivain français Fabrice CARO (1973-). Gallimard, 2023, 189 pages. 


Ne pas vendre le scénario avant de l'avoir tué

Aaah Fabrice Caro, merci pour le coup de fouet ! Alors que je viens d'acheter son nouveau roman (Fort Alamo), je me suis rendu compte que la cuvée 2023 bonifiait encore dans ma pile à lire... Quel retard impardonnable ! Bref, nous sommes quelques jours plus tard et... 

« On va faire un beau film », voici le crédo rassurant que Boris entendra régulièrement durant plusieurs semaines de la part de son producteur. Exalté par la perspective de voir son scénario "les servitudes silencieuses" joué sur le grand écran, il devra toutefois composer avec les exigences et caprices d'incontournables intervenants. En parallèle, il rencontrera Aurélie, une charmante passionnée de cinéma d'auteur, auprès de laquelle il s'agira de garder l'honneur... 

Le roman sous forme de journal est une nouveauté dans la bibliographie de Fabrice Caro. Celui-ci couvre toute une saison automnale au jour le jour, chaque journée de la vie de Boris et de son scénario représentant en moyenne trois pages. Ce format rend la lecture très rapide et, pour ma part, addictive. Ce rythme pourrait toutefois être freiné chez les lecteurs qui n'adhèreraient pas à la thématique du cinéma, du fait des nombreuses - et parfois mystérieuses - références citées.

L'évolution des mésaventures de Boris est plutôt prévisible, mais leur lecture reste jouissive tant sa capacité de résilience est, elle, improbable, naïve et insoupçonnée. Cette rafale de déboires crée un embarras dont l'intensité comique augmente autant que les cigarettes fumées par Boris : trois par jour en début de journal, un paquet et demi à la fin. Au diable, à juste titre, la censure pour cause de santé publique ! C'est à la fois drôle, malaisant, stressant, impitoyable. 

Sur le fond Caro reste fidèle à lui-même en tournant en dérision certaines dérives artistiques et sociales. D'abord, la soumission de l'art à des exigences de popularité, de comique, d'effets de mode et de rentabilité. Ensuite, une forme de résilience de l'individu qui, dans l'illusion de transformer la frustration en horizon positif, le conduit à accepter des choses qu'il souhaitait pourtant refuser. Enfin, le mensonge et l'oubli de soi, afin de plaire ou de ne pas décevoir.

Ce roman des choses qui s'effilochent est léger et plaît par son humour, son antihéros, ainsi que la dérision sociale sous-jacente. Journal d'un scénario dispose en outre d'un puissant potentiel addictif. Il ne reste qu'une chose à (ne pas ?) souhaiter à son auteur : en faire un beau film

Extrait :

« Tout ça avance sans que j'aie la moindre idée de la direction que nous prenons, mais il vaut mieux parfois ne pas savoir où l'on va. Pour continuer d'avancer. Pour garder un bon pas. Pour éviter de s'allonger tout à coup au milieu de la route en position fœtale ». 

04 octobre 2024

MAUDUIT Laurent - Vous ne me trouverez pas sur Amazon !

Vous ne me trouverez pas sur Amazon ! est un essai du journaliste français Laurent MAUDUIT (1951-). Editions divergences, 2024, 115 pages. 

Utopie culturelle

Avec un tel titre, qui n'ira pas vérifier que ce livre est réellement absent d'Amazon ? Epargnez-vous le détour : oui, il s'y trouve. Neuf, proposé par un vendeur tiers. Les subtilités du géant du commerce en ligne malmènent donc un peu ce titre provocateur, mais pas seulement...

Car en effet, dans cet ouvrage, l'auteur explique que les oligopoles de notre civilisation du numérique malmènent avant tout certaines libertés et valeurs démocratiques. Il lance ainsi l'alerte sur deux enjeux déjà bien entachés par le capitalisme ordinaire : les conséquences d'Amazon sur le prix unique du livre, la liberté d'édition et l'avenir des librairies indépendantes (1), d'autre part l'impact de Google et Facebook sur la liberté de presse et l'information citoyenne.

Le parcours de l'auteur éclaire la teneur de l'ouvrage. Avec des débuts comme journaliste à Informations ouvrières, un passage par Libération, jusqu'à la fondation de Médiapart, l'on découvrira sans surprise un ouvrage rédigé avec passion et marqué à gauche sur le plan idéologique. Si le propos est intéressant et très important, le ton employé laisse ainsi parfois douter d'une parfaite objectivité ; les accusations portées sont d'ailleurs essentiellement à charge.

Mais fallait-il une objectivité irréprochable dès lors que la critique porte sur des géants du numérique auxquels plusieurs autorités de la concurrence ont déjà infligé des amendes records qui se chiffrent en dizaines, voire centaines(!), de millions d'euros ? Non, car les dérives dénoncées restent aussi flagrantes que l'inaction politique. Souhaitant davantage qu'une amélioration concurrentielle, l'auteur appelle ainsi à un utopique changement de paradigme (2).

Il est toutefois dommage que le propos soit très autocentré sur la France alors que le débat, et surtout les solutions, relèvent nécessairement d'une dimension européenne, voire mondiale. Par ailleurs, l'on regrettera que la thématique de la liberté de la presse semble occuper plus de place que celle de la défense du livre, malgré ce titre qui laisse penser le contraire. Au-delà de ça, l'investigation est implacable et devrait interpeller toute personne intéressée par ces sujets.

Le plus important reste que derrière son contenu factuel, financier, politique, cet ouvrage démontre qu'un péril pèse sur des expériences sensibles précieuses à préserver : le bien-être de pouvoir se perdre dans une librairie physique, la joie de repérer des livres (et donc des pensées) en dehors des algorithmes publicitaires, la satisfaction de s'informer par une presse qui n'est pas sous influence, rester libre sans devenir soi-même une marchandise...  Des utopies, là aussi ?

Ce réquisitoire de Laurent Mauduit contre les oligopoles du numérique alerte et appelle à la résistance afin de préserver certaines libertés et valeurs démocratiques. Comme plusieurs acteurs du secteur du livre, agissons à notre niveau de citoyen-lecteur tant qu'il en est encore temps.

(1) Voir l'appel « Nous ne vendrons plus nos livres sur Amazon » (lien), cité par l'auteur.

Extrait :

(2) « Face à ce séisme, il est donc décisif d'opposer une alternative à ce capitalisme prédateur, celle des communs. Alternative de bon sens : n'est-il pas temps de convenir qu'il y a des biens essentiels qui ne devraient appartenir à personne, pas même à l'Etat, et dont l'usage devrait être ouvert à tous ? Si c'est le cas, il coule de source que les biens numériques font partie de cet horizon post-capitaliste, allant au-delà de la propriété. Ce qui peut paraître utopique, mais qui correspond très précisément aux espérances des premiers temps de l'Internet ». 

02 septembre 2024

KARLSSON Jonas - La facture

La facture est un roman de l’écrivain suédois Jonas KARLSSON (1971-). Actes Sud, 2015 (2014), 189 pages.

Taxe sur le bonheur ajouté 

Ne vous méprenez pas sur cette couverture. Cet homme bienheureux au milieu de la nature a aussi ses problèmes ! Ce que l'image ne dit pas, c'est qu'il a reçu une facture l'endettant pour la vie. Le motif ? Eh bien justement ! il mènerait une vie de bienheureux, et vivre, cela a un prix.

Dans ce roman, nous rencontrons pourtant un narrateur dont la vie semble morose. Célibataire éconduit, orphelin et employé du vidéoclub Les bobines de Jojo; il y conseille des cinéphiles, imagine l'Afrique dans des taches de coca sur le sol, achète des serpillères et déjeune avec son seul ami Roger. Jusqu'à la réception de cette facture de 5 700 000 de couronnes... Arnaque ? Erreur de calcul ? Pour le savoir, il ne reste qu'à appeler le numéro inscrit au bas du document... 

De cette intrigue cocasse, l'auteur développe une histoire plutôt kafkaïenne et orwellienne. En effet, derrière le thème du bonheur se trouve l'absurdité de cette facture démesurée adressée à un homme ordinaire, un narrateur anonyme présumé coupable d'exister et de vivre, face à une autorité fiscale froide, surpuissante, qui connaît le moindre recoin de la vie privée des sujets, lesquels ne font qu'aggraver leur cas à tenter de contester ou d'obtenir des explications. 

Le narrateur préserve toutefois une légèreté et une facilité de lecture. La simplicité de son quotidien et de ses réactions enlève toute dimension sophistiquée à l'histoire. Par ailleurs, la place réservée à la sensibilité est grande. Le thème du bonheur est appréhendé en grande partie par la sensibilité aux éléments, aux saisons, aux rêves, aux souvenirs ; au bonheur d'une sieste sur un canapé; à l'amusement de gonfler ses joues; à la satisfaction d'une vie paisible, tranquille. 

En réalité, avec une mauvaise langue, l'on pourrait y trouver une méthode de développement personnel pour radins ou conseillers fiscaux qui, s'ils se laissent prendre au jeu de l'histoire, partiront à la recherche des sources de plaisirs potentiellement facturables dans leurs quotidiens. Pourront-ils les réduire et payer moins ? Difficilement, tant il s'agit parfois de choses banales ou liées à la sensibilité d'exister. Pourront-ils au moins en profiter davantage ? On le leur souhaite.

La facture est un petit roman absurde agréable à lire, en compagnie d'un antihéros sensible et attachant. L'histoire amène le lecteur à ne pas tenter d'éluder les sources de bonheur qui pourraient être facturées dans sa propre vie, quel qu'en soit le prix, surtout la gratuité. 

Extrait :

« Il était tard, mais j'ai quand même appelé. J'avais passé à peu près toute ma soirée assis à la table de la cuisine, à écouter les bruits de la ville au dehors. Lentement regardé la nuit tomber sur les toits et écouté les bruits changer. Des gens se disputaient. J'entendais des bribes, sans vraiment comprendre de quoi il s'agissait. Une femme a ri fort et longtemps. Un chien a aboyé et une bande de supporters est passée en chantant l'hymne de son club de foot. De temps à autre, une brise plus fraîche entrait dans ma cuisine surchauffée, me caressait le visage et les bras. J'étais assis là, sans aucune raison d'aller nulle part. D'une certaine façon, la vie était juste si belle. Normal qu'elle vaille cher ».

11 août 2024

ZORN Fritz - MARS

MARS est un récit de l’écrivain suisse Fritz ZORN (1944-1976). Gallimard, 2023 (1977), 318 pages.

Phrases terminales 

L’ouvrage dont il est question ici n’est rien de moins qu’un dépistage contre le cancer (non remboursable !). Si les valeurs transmises par votre famille vous rendent malade, si la société vous déprime et vous isole, méfiez-vous ! Comme ce jeune écrivain suisse, vous êtes à risque.

A environ 30 ans, Fritz Zorn, issu de la haute société de Zurich, apprend en effet qu’il a un cancer. Un fait qu’il perçoit comme une maladie du corps, mais surtout comme une maladie de l’âme, la seconde expliquant pour lui la première. Il s'en explique dans Mars, son seul livre, écrit au début des années 1970 quelques mois avant sa mort, en y présentant son cancer comme la conséquence corporelle directe d'une éducation bourgeoise qui l'a mené à la dépression. 

Loin d'un témoignage sur la fin de vie avec la maladie, ce récit est avant tout celui d'une colère et d'une révolte. En effet, outre quelques lamentations parfois répétitives, l'auteur dissèque les causes socio-psychologiques qu'il attribue à sa dépression, et donc à son cancer. Il écrit pour tenter de se détacher d'un bonheur manqué. Il en résulte un récit du souvenir, introspectif, au style très intello-analytique et à la provocation sociale non dissimulée.

Cette introspection conduira l'auteur à des conclusions. Parfois sous forme métaphysique (avec un pragmatisme certain...) : « même si nous partons de l’hypothèse que Dieu n’existe pas, il nous faudrait l’inventer tout de bon, rien que pour pouvoir lui mettre un pain dans la gueule »; parfois sous forme de lois psychologiques au ton mécanique : « Ce qui ne fonctionne pas est un malheur ; ce qui fonctionne un bonheur. Ou inversement : le bonheur, c’est ce qui fonctionne ».

Mais alors, qu'est ce qui n'a pas fonctionné pour Zorn, qui avait la jeunesse, l'élégance, la culture et la richesse, toutefois sans être heureux ? Tout simplement son éducation bourgeoise qui, bien que donnée par des parents de bonne foi, l'a formaté à « ne pas déranger ». Le résultat fut un homme conformiste, névrosé, spectateur du monde et privé de l'expérience de la vie, en particulier de l'amour. Comment ne pas penser, comme lui, que le corps eut envie de dire stop ?

Par sa colère, son récit et sa mort, Fritz Zorn surgit tel un lanceur d'alerte quant aux impacts de la santé mentale sur la santé physique. Son introspection sociale, laborieuse mais puissante, percute les conformismes pour s'en libérer et vivre pleinement avant qu'il ne soit trop tard.

Extrait :

« C’était comme si toutes les larmes que je n’avais pas pu – et n’avait pas voulu – verser dans ma vie s’étaient rassemblées dans mon cou pour former cette tumeur, faute d’avoir pu remplir leur fonction véritable, qui était de couler. D’un point de vue purement médical, ce diagnostic à la résonance poétique n’est bien entendu d’aucune pertinence, mais, rapporté à l’être tout entier, il exprime la vérité : toute la souffrance que j’avais accumulée au fil des années, la réprimant au plus profond de moi-même, ne pouvait soudain plus être contenue par les digues intérieures ; elle explosait, la pression était devenue trop forte, et cette explosion provoquait l’anéantissement du corps ».

21 juillet 2024

MURAKAMI Haruki - Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

Autoportrait de l'auteur en coureur de fond est un récit autobiographique de l’écrivain japonais Haruki MURAKAMI (1949-). Belfond, 2009 (2007), 221 pages.

Machine à courir 

Alcool, tabac, drogues,... certains écrivains ont des substances qui leur collent à la peau et à la page. D'autres écrivains relativisent toutefois cette image de l'artiste vicié, en présentant une addiction plus saine comme le sport. Haruki Murakami nous présente le sien : la course de fond. 

Le quotidien sportif d'Haruki Murakami débute à l'automne 1982, alors qu'il a 33 ans. Durant les 25 ans qui suivront et plus encore, il courra une moyenne de 10 km/jour et participera chaque année à un marathon, voire à des triathlons. D'où vient sa motivation ? Quels sont ses obstacles ? Quelles sont ses récompenses ? Cet autoportrait contient les réflexions de l'auteur sur la place de sa discipline sportive au sein de son métier d'écrivain et de sa vie d'homme.

Outre le sport, nous découvrons aussi la naissance du romancier. Murakami explique comment il a abandonné son activité prometteuse de gérant de club de jazz au profit du pari risqué de vivre de son écriture. Il aborde ainsi certaines qualités nécessaires, pour lui, à la vie de romancier : le talent, la concentration, la persévérance et la gestion de la condition physique. En ce qui le concerne, il a naturellement fortifié ces qualités par sa pratique de la course de fond. 

L'ouvrage n'a pas de grande prétentions stylistiques ou narratives. Mais pas besoin de cela pour présenter, en toute simplicité, une philosophie inspirante. Celle qui vise à poursuivre ses objectifs personnels plutôt qu'à se placer en compétition avec autrui, à privilégier le plaisir et non la course contre le temps, à rechercher la justice dans une réalité injuste, à ne pas se soucier de ce que les autres pensent, et, surtout, à être en action pour dépasser l'inévitable souffrance.

Ce récit témoigne que le sport peut apporter une énergie, un équilibre, ainsi qu'une santé propices à la poursuite — à long terme — du métier d'écrivain. Simple et sans leçon de morale culpabilisante, l'on y découvre la sagesse particulière d'un artiste devenu machine à courir. 

Extrait : 

« Si la souffrance n'entrait pas en jeu, qui diable s'embêterait à des disciplines telles que le triathlon ou le marathon, qui réclament autant de temps et d'énergie ? Ce qui nous procure le sentiment d'être véritablement vivants - ou du moins, en partie -, c'est justement la souffrance, la souffrance que nous cherchons à dépasser. Notre qualité d'être vivant ne tient pas à des notions comme le temps que l'on réalise ou le rang, mais à la conscience que l'on acquiert finalement de la fluidité qui se réalise au cœur même de l'action ».

16 mars 2024

MORSELLI Guido - Dissipatio H.G.

Dissipatio H.G. est un roman de l’écrivain italien Guido MORSELLI (1912-1973). Rivages, 2022 (1977), 167 pages.

Evaporation philosophique

Que penser et que faire lorsqu'on découvre être, du jour au lendemain, le dernier humain sur Terre ? Pour répondre (ou non) à cette question : Guido Morselli. 

Dissipatio H.G., ou dissipatio humani generis, est l’histoire d’un homme qui revient d’une caverne alors qu’il avait décidé de s’y suicider. Au réveil d'un autre suicide a priori raté, il découvre que les humains ont disparu, comme s’ils s’étaient évaporés. Leurs affaires intactes sont encore là, des voitures accidentées jonchent les routes, mais nulle trace d’une quelconque personne. Seule reste la vie non-humaine, animale et végétale, aux cotés de ce dernier homme.

Avec ce thème, nous sommes évidemment loin du roman de plage. Bien que le narrateur évolue dans divers lieux de cette société vidée de ses humains, il s'agit surtout d'un huis clos mental rempli de réflexions psycho-théo-philosophiques. Malheureusement, le vocabulaire abscons et les nombreuses locutions latines (non traduites) rendent tout cela inintelligible. Il est très difficile de suivre l'auteur, tant au sujet de l'histoire que du sens de sa pensée.

Que tirer en fil rouge de ce brouillard littéraire ? Difficile, très difficile à dire. L'on devine quelques grandes idées. La critique d'une humanité dont l'occupation essentielle est de fabriquer des objets, de l'utilitaire. La critique d'un monde qui oppresse la nature, désormais délivrée de la présence humaine. L'on devine surtout la solitude d'un écrivain incompris, lui qui se suicida (avec plus de succès que son narrateur) après l'échec éditorial de ce roman.

Entre la solitude et l'effroi vertigineux du narrateur, quelques passages sont toutefois plutôt cocasses : il en arrive à planter des comprimés de tranquillisants pour faire pousser de meilleurs humains, à calculer l’écoulement des jours dans la moisissure d’un fromage, ou à simuler l'ambiance d'une kermesse à l’aide de mannequins en plastique et de papier mâché. Ce qui donne trois sourires au cours de ces 167 pages de pesanteur ésotérique. Ouf, on évite la crise d'angoisse.

Roman d'introspection hermétique, Dissipatio H.G. correspond à sa couverture : dans un monde vide, au milieu de nuages inquiétants, un homme sombre s'évapore seul dans sa bulle.

Extrait :

« A Klaus, là où ma vallée finit en plaine, je longe une usine. Sur son mur d'enceinte, une inscription à gros caractères : Nos détergents sont biodégradables à 93 %. Entre-temps, fabricants et clients ont été biodégradés à 100 %. Les bouquetins s'en sont rendu compte et en profitent ».

09 janvier 2024

TESSON Sylvain - Sur les chemins noirs

Sur les chemins noirs est un récit de l’écrivain français Sylvain TESSON (1972-). Gallimard, 2016, 143 pages.


Evasion dans le ressentiment

Quelle déception ! Déception, déception, déception, alors que ce récit avait tout pour me plaire : un drame humain et le témoignage d'une renaissance grâce à la marche dans la nature. 

Le drame humain est évidemment terrible : il s'agit de la chute de Sylvain Tesson lui-même, alors alcoolisé, du haut de huit mètres, ce qui lui brisa de nombreuses parties du corps. Après une survie miraculeuse, il respecte le serment qu'il se fit lorsqu'il gisait dans son lit d'hôpital : « Si je m'en sors, je traverse la France à pied ». Une traversée qui durera plusieurs mois sur les chemins les plus ruraux et les plus cachés de France, afin de vivre pleinement sa renaissance.

Sur le plan littéraire, la balade ne m'a pas emporté. Page après page, les chemins se succèdent par des indications géographiques bien mystérieuses, sans permettre d'imaginer véritablement les lieux malgré quelques passages plutôt poétiques. D'autant que les découvrir à travers un écran par l'intermédiaire d'un film ou de Google Images gâcherait l'immersion dans la lecture et violerait d'ailleurs la philosophie "anti-écrans" du récit. La marche sur ces chemins noirs devient ainsi rapidement abstraite, ennuyeuse, voire énervante, de sorte que le livre a failli me tomber des mains après une cinquantaine de pages. Bref, sortie de route. 

La balade n'a pas été plus réjouissante dans le propos. En effet, cette randonnée est racontée sous forme de critique de la modernité, de l'Europe, des écrans, du moteur à explosion, bref de tout ce qui pourrait mettre à mal, à tort ou à raison, la ruralité française. La solution de l'auteur face à cela : la fuite ; son attitude : l'isolement. Loin d'une renaissance positive, constructive, d'engagement, j'y ai donc perçu de la rancœur vis-à-vis de l'époque, du ressentiment politique, de la frustration nostalgique et de la réclusion quasi-réactionnaire. L'on peut être d'accord ou non avec sa critique et son attitude, mais peut-être aurait-il été plus honnête d'intégrer cela dans un essai psycho-politique sujet à débats intellectuels, plutôt que dans un récit dont l'un des objectifs était pourtant de sacraliser les endroits où l'on ne vous dit pas quoi ni comment penser. 

J'en retiendrai malgré tout deux messages : tout d'abord les chemins noirs, inconnus, salvateurs, se trouvent avant tout à l'intérieur de nous ; ensuite, la nature est belle, ressourçante et doit être préservée. Fallait-il persévérer durant 140 pages pour savoir cela ?

C'est donc avec l'ennui que j'ai terminé cette lecture qui aurait pu être une merveille d'évasion et d'introspection poétiques, en y cherchant vainement du positif. Dommage d'en rédiger une critique négative mais comme l'écrit l'auteur, isolé dans une maison forestière : « il ne faut tout de même pas exagérer avec la compassion ». 

Extrait : 

« Il était difficile de faire de soi-même un monastère mais une fois soulevée la trappe de la crypte intérieure, le séjour était fort vivable. Je me passionnais pour toutes les expériences humaines du repli. Les hommes qui se jetaient dans le monde avec l'intention de le changer me subjuguaient, certes, mais quelque chose me retenait : ils finissaient toujours par manifester une satisfaction d'eux-mêmes. Ils faisaient des discours, ils bâtissaient des théories, ils entrainaient les foules : ils choisissaient les chemins de lumière ».