15 janvier 2025

GAUDE Laurent - Chien 51

Chien 51 est un roman de l’écrivain français Laurent GAUDE (1972-). Actes Sud, 2022, 288 pages. 

Nostalgie intérieure brute

La nostalgie est un sentiment aux multiples saveurs. Dans son étymologie grecque, il s'agit du mal du pays. C'est précisément vers ce sens originel et vers la Grèce que nous emmène Laurent Gaudé dans ce roman dystopique dont l'adaptation au cinéma est prévue pour octobre 2025.

Peu après le rachat de la Grèce par la puissante entreprise privée GoldTex, Zem Sparak fut déporté à Magnapole où il devint un "chien". Il y renifle les pistes criminelles. Dans cette ville aux pluies acides, divisée en zones sociales, Zem supporte son mal du pays par une drogue qui le plonge dans les souvenirs de son choix, Athènes, ainsi que par son travail. En particulier lorsqu'il devra enquêter, sous l'autorité de l'inspectrice Salia Malberg, sur un crime hors du commun...

Loin d'une histoire canine, Chien 51 se trouve à la croisée du roman policier et de la science-fiction. Un pari risqué pour son auteur qui n'avait jamais écrit de romans dans ces registres. Cela se ressent dans l'un ou l'autre passage confus mais, outre leur utilisation globalement réussie, ces genres apparaissent avant tout comme le prétexte à des affaires romanesques qui les dépassent et desquelles Laurent Gaudé est rôdé : les sentiments, les émotions, l'interrogation, la beauté.

D'une part, le passé complexe de Zem Sparak ainsi que l'enquête policière sont une source d'émotions et de sentiments. Au travers de multiples flashbacks et rebondissements, ainsi que par l'évolution du binôme constitué de Sparak et Salia, l'histoire entraine le lecteur dans des luttes de pouvoir, de l'injustice, de la domination, mais surtout du deuil et la nostalgie de cette Grèce disparue. Il s'agit d'une histoire humaine profonde, palpitante jusqu'à la dernière page.  

D'autre part, le genre de la science-fiction apporte à cette histoire de l'interrogation sociétale ainsi qu'une beauté mélancolique. A l'heure des libéralisations et des PIB de certains Etats qui font pâle figure au regard de certaines fortunes privées, le rachat d'un pays et ses conséquences n'apparaissent plus si farfelus... Toutefois, ce qui marque le plus, c'est l'atmosphère dystopique, froide, sale, acide, qui fournit une forme de beauté en négatif à ce roman ; une parfaite réussite.

Malgré quelques passages plus confus, Chien 51 est une audace littéraire réussie qui convainc par son approche dystopique et policière de la nostalgie. Puisse son atmosphère être honorée au cinéma malgré les différences contextuelles parisiennes qui semblent déjà montrer leurs dents...

Extrait :

« C'est puissant là-bas. On sent l'invisible qui nous embrasse. Vous croyez qu'ils peuvent acheter ça ? Ou le détruire ? Vous croyez qu'on peut tuer le centre du monde et le cœur des mystères ? Les soirs d'été, lorsque le soleil décline doucement, c'est l'immortalité qui vous glisse sur la peau, là-bas. Aujourd'hui, je le sais, c'étaient les plus beaux moments de ma vie. Alors, c'est là que je vais. Et tant pis s'il n'y a plus rien. Chacun a le droit de finir là où il veut. Peut-être restera-t-il quelque chose pour me saluer ? Le vent, au moins, me reconnaîtra. Il ne faut pas oublier Delphes. Ils pensent pouvoir acheter ce qu'ils veulent, tout détruire, tout salir. Mais il faut bien qu'un d'entre nous aille là-bas. Sinon, qui va prévenir Delphes de ce qui arrive au monde ? C'est un honneur de veiller sur la beauté immobile, un honneur de se laisser traverser par le temps. Rien ne nous appartient. C'est cela, au fond, que je suis : le gardien de ce qui ne nous appartient pas ».

24 décembre 2024

CARO Fabrice - Fort Alamo

Fort Alamo est un roman de l’écrivain français Fabrice CARO (1973-). Gallimard, 2024, 174 pages. 


AVC sous le sapin 

Aaah Noël ! ce moment féérique avec ses sapins, ses boules, sa Mariah Carey, ses films, ses cadeaux, ses fêtes en familles - ou seul. Une période réconfortante qui permet d'effacer les contrariétés encaissées durant l'année écoulée. Ou presque, comme nous le raconte Fabrice Caro.

En pleine période de Fêtes, la vie de Cyril va être chamboulée. Ce brave père de famille découvre que chaque personne qui le contrarie au quotidien semble mourir, dans les secondes qui suivent, d'une forme d'AVC. Est-ce l'effet de sa colère accumulée ? Comment gérer cela avec son frère qui le presse de vider la maison de leur maman décédée, l'achat des cadeaux de dernière minute, et le réveillon de Noël à passer chez son agaçante belle-sœur dont les jours sont désormais comptés  ? 

Comme dans ses romans précédents, Fabrice Caro a le sens de l'anti-héroïsme et de la cocasserie qui fait rire, ou presque. En effet, la formule m'a paru plus artificielle dans cet opus et, par conséquent, moins puissante. Une impression qui découle peut-être de la situation de départ qui est, dans ce roman au contraire des précédents, a priori irréalisteToutefois, ça fonctionne. Son humour reste bien satirique, fin, empathique pour son antihéros, jamais lourd ni lassant.

Par ailleurs, les thématiques du roman prennent, dans celui-ci, plus de temps à se construire. L'auteur, derrière l'humour, trouve son inspiration dans les Fêtes, le deuil maternel, et surtout la gestion des contrariétés sociales accumulées au quotidien. Fort Alamo raconte une histoire du regard sur les autres. La relation de Cyril à son entourage, de sa famille à son psychiatre, est à cet égard révélatrice de la difficulté d'être compris et de changer ce regard, même à Noël.

Bien qu'il ne s'agisse pas de son meilleur roman, Fort Alamo reste fidèle au style de Fabrice Caro. Pour son ambiance de Noël, son humour satirique, ainsi que la réflexion qu'il amène sur la colère, Fort Alamo est une lecture parfaite pour se ressourcer en période - ou non - de Fêtes.

Extrait :

« Léonie m'a demandé si je ne voulais pas m'occuper des noix de saint-jacques. j'aimais l'immuabilité de nos menus annuels. Quand je les avais achetées au supermarché, une vieille dame devant moi avait dit au poissonnier Eh ben elles ont une sale tête vos gambas. J'avais laissé échapper un rire réflexe. Les vieux ont perdu toute notion des codes et peu leur importe. C'était peut-être ça la seule et unique consolation : un jour on s'en fout ». 

13 décembre 2024

BAYARD Pierre - Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?

Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? est un essai du professeur universitaire de littérature français Pierre BAYARD (1954-). Les Editions de Minuit, 2007, 163 pages. 

LP -

En écrivain cet essai, Pierre Bayard avait manifestement comme objectif de se mettre tous les professeur de français à dos, eux qui s'épuisent à répéter, de générations d'élèves en générations d'élèves, que le premier devoir à réaliser avant de parler d'un livre, c'est de le lire...

Mais qu'est-ce donc que lire et parler un livre ? Il s'agit de la question à l'origine de cet ouvrage. La thèse de Pierre Bayard est de refuser la distinction binaire entre les livres que l'on aurait lus et dont on pourrait parler, et les livres que l'ont n'aurait pas lus et dont on ne pourrait pas parler.  Sur la base d'une redéfinition de la lecture et de la non-lecture, l'auteur vise ainsi à démontrer qu'il est possible et même épanouissant d'élargir le champ des livres dont on assume de parler.

Il peut s'agir des livres que l'on ne connaît pas (LI), des livres que l'on a parcourus (LP), des livres dont on a entendu parler (LE), ou encore des livres que l'on a oubliés (LO). L'auteur évoque divers conseils (ne pas avoir honte, imposer ses idées, inventer les livres, parler de soi) pour parler de ces livres dans diverses situations sociales : la vie mondaine, avec un professeur, avec l'être aimé, jusqu'à discuter avec un écrivain...de son propre livre que nous n'aurions pas lu. 

Deux choses m'ont plu dans cet ouvrage. D'une part, l'approche psychanalytique permettant de s'affranchir d'interdits scolaires parfois inconscients. D'autre part, l'illustration systématique du propos par des extraits d'œuvres littéraires. L'auteur ne se prive d'ailleurs pas de donner un avis sur chacune d'entre elles, par des abréviations cohérentes avec sa thèse : "LP +" signifiera "avis positif sur ce livre parcouru", "LO --" signifiera "avis très négatif sur ce livre oublié", etc

En revanche, sa conception de la lecture m'a paru morose et malhonnête. Dès le prologue, l'auteur écrit qu'il enseigne la littérature mais qu'il n'a ni le gout ni le temps de lire. Par contre, il "doit" parler des livres... L'ouvrage est guidé par cette conception mondaine de la lecture. Aucun livre lu pour le plaisir, pour les émotions, pour l'intrigue. Non, les livres sont des prétexte aux rapports sociaux pour pouvoir parler littérature en toute situation, quitte à dire n'importe quoi. 

Pour rebondir sur l'aspect psychanalytique de cet essai, l'on pourrait penser que Pierre Bayard sublime une frustration de ne pas parvenir à lire des livres, en théorisant des manières d'en parler qui peuvent mener à nier le livre lui-même. En suivant son exemple, mon verdict : LP -. 

Extrait :

« C'est assez dire à quel point les discours sur les livres relèvent d'une relation intersubjective, c'est-à-dire d'un rapport de force psychiques, où la relation à l'Autre, quelle que soit la nature de cette relation, prend le pas sur la relation au texte, lequel, par voie de conséquence, n'en demeure pas indemne ».

09 décembre 2024

JARDON Quentin - Le chagrin moderne

Le chagrin moderne est un roman de l’écrivain belge Quentin JARDON (1989-). Flammarion, 2024, 254 pages. 

Houellebecq fait du stop

Les abandons sur les aires d'autoroutes ne se limitent pas aux sacs poubelles et aux animaux de compagnie. L'on peut aussi y abandonner son épouse et son enfant. Il s'agit du cœur de ce roman qui, sur fond d'éco-anxiété, démarre d'un besoin : tout plaquer.

Paul et Clémence, malgré leur jeunesse et leur petit Marius, forment un couple affectueux mais dépassionné. Ereintés par leur place dans notre époque, ils entretiennent désormais un rapport antagoniste à leur foyer : lui s'y ressource, elle s'y sent prisonnière. Conduisant sur l'autoroute des vacances, Paul, humoriste qui ne fait plus rire personne, ressent alors le besoin irrépressible de fuir Clémence et Marius, sans les prévenir, pour les libérer de ses tourments...

En lisant ce premier roman, j'ai rencontré un fils caché de Michel Houellebecq. En effet, les similitudes de style et d'approche sont flagrantes. Outre ce narrateur anxieux désabusé plutôt comique, ces similitudes proviennent de la présence de lois scientifiques (« J'en voulais aux lois de l'évolution qui nous avaient dotés de fonctionnalités de plus en plus complexes; certaines avaient concouru à notre plaisir et notre émancipation d'autres nous menaient à l'autodestruction»), d'aphorismes romantiques (« Une fois ses couilles vides, il ne reste plus à l'homme que des sentiments; parfois c'est agréable, parfois pas du tout»), de la satire du professionnel New Age (« Pour augmenter notre niveau de vie et élargir sa palette de compétences, ma femme se proposait donc d'astiquer à l'huile chaude des pénis de riches. J'en conçus des sentiments ambigus ; ce qui dominait toutefois, c'était l'humiliation »), ou encore de la place accordée à la ruralité et aux petites épiceries du terroir. 

L'escapade autoroutière de ce roman est dépaysante et dynamique par l'intervention de divers personnages aux prises avec l'époque. Elle raconte un inconfort dans la modernité, généré par l'anxiété et le manque de sens, vécu par le narrateur comme « un état gazeux, un sentiment de tristesse et d'abattement indéfinissable, brouillardeux, et pourtant occupant tout l'espace de nos vies de grands enfants désenchantés, se dilatant vite avec les années ».

Roman de l'anxiété environnementale, cette thématique apparait toutefois réductrice pour évoquer la psychologie des personnages. En effet, il s'agit de crises existentielles découlant également de la parentalité et sa culpabilité, du couple et sa passion, du sens professionnel, de la colère, de l'ennui de vivre et du chagrin de constater que le bonheur moderne ne serait, peut-être, qu'une précaire consolation. 

Si face à leur époque et à leur solitude existentielle, les personnages de Houellebecq se dirigent vers l'acceptation, la soumission ou l'autodestruction, le chagrin moderne est une boussole vers des chemins plus farouches. Guidés par la colère, l'insoumission et la reconnexion à la nature, les personnages débouchent en effet sur une éthique de l'engagement contre leurs tourments et le monde.

Ce premier roman de Quentin Jardon est une petite pépite dans la littérature belge. Grâce à son style houellebecquien attendri, ses thématiques contemporaines ainsi que l'introspection qu'il procure, son auteur devient un jeune écrivain à suivre avec attention. 

Extrait :

« Je pensais souvent à la quantité de choses que Marius devrait encore apprendre avant d'atteindre la sagesse. Ca suscitait en moi un mélange de découragement et de nostalgie, une sorte de virginité par procuration ; c'était si énorme, si fabuleux de découvrir la société des hommes, et en même temps si fastidieux, si décevant ». 

09 octobre 2024

CARO Fabrice - Journal d'un scénario

Journal d'un scénario est un roman de l’écrivain français Fabrice CARO (1973-). Gallimard, 2023, 189 pages. 


Ne pas vendre le scénario avant de l'avoir tué

Aaah Fabrice Caro, merci pour le coup de fouet ! Alors que je viens d'acheter son nouveau roman (Fort Alamo), je me suis rendu compte que la cuvée 2023 bonifiait encore dans ma pile à lire... Quel retard impardonnable ! Bref, nous sommes quelques jours plus tard et... 

« On va faire un beau film », voici le crédo rassurant que Boris entendra régulièrement durant plusieurs semaines de la part de son producteur. Exalté par la perspective de voir son scénario "les servitudes silencieuses" joué sur le grand écran, il devra toutefois composer avec les exigences et caprices d'incontournables intervenants. En parallèle, il rencontrera Aurélie, une charmante passionnée de cinéma d'auteur, auprès de laquelle il s'agira de garder l'honneur... 

Le roman sous forme de journal est une nouveauté dans la bibliographie de Fabrice Caro. Celui-ci couvre toute une saison automnale au jour le jour, chaque journée de la vie de Boris et de son scénario représentant en moyenne trois pages. Ce format rend la lecture très rapide et, pour ma part, addictive. Ce rythme pourrait toutefois être freiné chez les lecteurs qui n'adhèreraient pas à la thématique du cinéma, du fait des nombreuses - et parfois mystérieuses - références citées.

L'évolution des mésaventures de Boris est plutôt prévisible, mais leur lecture reste jouissive tant sa capacité de résilience est, elle, improbable, naïve et insoupçonnée. Cette rafale de déboires crée un embarras dont l'intensité comique augmente autant que les cigarettes fumées par Boris : trois par jour en début de journal, un paquet et demi à la fin. Au diable, à juste titre, la censure pour cause de santé publique ! C'est à la fois drôle, malaisant, stressant, impitoyable. 

Sur le fond Caro reste fidèle à lui-même en tournant en dérision certaines dérives artistiques et sociales. D'abord, la soumission de l'art à des exigences de popularité, de comique, d'effets de mode et de rentabilité. Ensuite, une forme de résilience de l'individu qui, dans l'illusion de transformer la frustration en horizon positif, le conduit à accepter des choses qu'il souhaitait pourtant refuser. Enfin, le mensonge et l'oubli de soi, afin de plaire ou de ne pas décevoir.

Ce roman des choses qui s'effilochent est léger et plaît par son humour, son antihéros, ainsi que la dérision sociale sous-jacente. Journal d'un scénario dispose en outre d'un puissant potentiel addictif. Il ne reste qu'une chose à (ne pas ?) souhaiter à son auteur : en faire un beau film

Extrait :

« Tout ça avance sans que j'aie la moindre idée de la direction que nous prenons, mais il vaut mieux parfois ne pas savoir où l'on va. Pour continuer d'avancer. Pour garder un bon pas. Pour éviter de s'allonger tout à coup au milieu de la route en position fœtale ». 

04 octobre 2024

MAUDUIT Laurent - Vous ne me trouverez pas sur Amazon !

Vous ne me trouverez pas sur Amazon ! est un essai du journaliste français Laurent MAUDUIT (1951-). Editions divergences, 2024, 115 pages. 

Utopie culturelle

Avec un tel titre, qui n'ira pas vérifier que ce livre est réellement absent d'Amazon ? Epargnez-vous le détour : oui, il s'y trouve. Neuf, proposé par un vendeur tiers. Les subtilités du géant du commerce en ligne malmènent donc un peu ce titre provocateur, mais pas seulement...

Car en effet, dans cet ouvrage, l'auteur explique que les oligopoles de notre civilisation du numérique malmènent avant tout certaines libertés et valeurs démocratiques. Il lance ainsi l'alerte sur deux enjeux déjà bien entachés par le capitalisme ordinaire : les conséquences d'Amazon sur le prix unique du livre, la liberté d'édition et l'avenir des librairies indépendantes (1), d'autre part l'impact de Google et Facebook sur la liberté de presse et l'information citoyenne.

Le parcours de l'auteur éclaire la teneur de l'ouvrage. Avec des débuts comme journaliste à Informations ouvrières, un passage par Libération, jusqu'à la fondation de Médiapart, l'on découvrira sans surprise un ouvrage rédigé avec passion et marqué à gauche sur le plan idéologique. Si le propos est intéressant et très important, le ton employé laisse ainsi parfois douter d'une parfaite objectivité ; les accusations portées sont d'ailleurs essentiellement à charge.

Mais fallait-il une objectivité irréprochable dès lors que la critique porte sur des géants du numérique auxquels plusieurs autorités de la concurrence ont déjà infligé des amendes records qui se chiffrent en dizaines, voire centaines(!), de millions d'euros ? Non, car les dérives dénoncées restent aussi flagrantes que l'inaction politique. Souhaitant davantage qu'une amélioration concurrentielle, l'auteur appelle ainsi à un utopique changement de paradigme (2).

Il est toutefois dommage que le propos soit très autocentré sur la France alors que le débat, et surtout les solutions, relèvent nécessairement d'une dimension européenne, voire mondiale. Par ailleurs, l'on regrettera que la thématique de la liberté de la presse semble occuper plus de place que celle de la défense du livre, malgré ce titre qui laisse penser le contraire. Au-delà de ça, l'investigation est implacable et devrait interpeller toute personne intéressée par ces sujets.

Le plus important reste que derrière son contenu factuel, financier, politique, cet ouvrage démontre qu'un péril pèse sur des expériences sensibles précieuses à préserver : le bien-être de pouvoir se perdre dans une librairie physique, la joie de repérer des livres (et donc des pensées) en dehors des algorithmes publicitaires, la satisfaction de s'informer par une presse qui n'est pas sous influence, rester libre sans devenir soi-même une marchandise...  Des utopies, là aussi ?

Ce réquisitoire de Laurent Mauduit contre les oligopoles du numérique alerte et appelle à la résistance afin de préserver certaines libertés et valeurs démocratiques. Comme plusieurs acteurs du secteur du livre, agissons à notre niveau de citoyen-lecteur tant qu'il en est encore temps.

(1) Voir l'appel « Nous ne vendrons plus nos livres sur Amazon » (lien), cité par l'auteur.

Extrait :

(2) « Face à ce séisme, il est donc décisif d'opposer une alternative à ce capitalisme prédateur, celle des communs. Alternative de bon sens : n'est-il pas temps de convenir qu'il y a des biens essentiels qui ne devraient appartenir à personne, pas même à l'Etat, et dont l'usage devrait être ouvert à tous ? Si c'est le cas, il coule de source que les biens numériques font partie de cet horizon post-capitaliste, allant au-delà de la propriété. Ce qui peut paraître utopique, mais qui correspond très précisément aux espérances des premiers temps de l'Internet ». 

02 septembre 2024

KARLSSON Jonas - La facture

La facture est un roman de l’écrivain suédois Jonas KARLSSON (1971-). Actes Sud, 2015 (2014), 189 pages.

Taxe sur le bonheur ajouté 

Ne vous méprenez pas sur cette couverture. Cet homme bienheureux au milieu de la nature a aussi ses problèmes ! Ce que l'image ne dit pas, c'est qu'il a reçu une facture l'endettant pour la vie. Le motif ? Eh bien justement ! il mènerait une vie de bienheureux, et vivre, cela a un prix.

Dans ce roman, nous rencontrons pourtant un narrateur dont la vie semble morose. Célibataire éconduit, orphelin et employé du vidéoclub Les bobines de Jojo; il y conseille des cinéphiles, imagine l'Afrique dans des taches de coca sur le sol, achète des serpillères et déjeune avec son seul ami Roger. Jusqu'à la réception de cette facture de 5 700 000 de couronnes... Arnaque ? Erreur de calcul ? Pour le savoir, il ne reste qu'à appeler le numéro inscrit au bas du document... 

De cette intrigue cocasse, l'auteur développe une histoire plutôt kafkaïenne et orwellienne. En effet, derrière le thème du bonheur se trouve l'absurdité de cette facture démesurée adressée à un homme ordinaire, un narrateur anonyme présumé coupable d'exister et de vivre, face à une autorité fiscale froide, surpuissante, qui connaît le moindre recoin de la vie privée des sujets, lesquels ne font qu'aggraver leur cas à tenter de contester ou d'obtenir des explications. 

Le narrateur préserve toutefois une légèreté et une facilité de lecture. La simplicité de son quotidien et de ses réactions enlève toute dimension sophistiquée à l'histoire. Par ailleurs, la place réservée à la sensibilité est grande. Le thème du bonheur est appréhendé en grande partie par la sensibilité aux éléments, aux saisons, aux rêves, aux souvenirs ; au bonheur d'une sieste sur un canapé; à l'amusement de gonfler ses joues; à la satisfaction d'une vie paisible, tranquille. 

En réalité, avec une mauvaise langue, l'on pourrait y trouver une méthode de développement personnel pour radins ou conseillers fiscaux qui, s'ils se laissent prendre au jeu de l'histoire, partiront à la recherche des sources de plaisirs potentiellement facturables dans leurs quotidiens. Pourront-ils les réduire et payer moins ? Difficilement, tant il s'agit parfois de choses banales ou liées à la sensibilité d'exister. Pourront-ils au moins en profiter davantage ? On le leur souhaite.

La facture est un petit roman absurde agréable à lire, en compagnie d'un antihéros sensible et attachant. L'histoire amène le lecteur à ne pas tenter d'éluder les sources de bonheur qui pourraient être facturées dans sa propre vie, quel qu'en soit le prix, surtout la gratuité. 

Extrait :

« Il était tard, mais j'ai quand même appelé. J'avais passé à peu près toute ma soirée assis à la table de la cuisine, à écouter les bruits de la ville au dehors. Lentement regardé la nuit tomber sur les toits et écouté les bruits changer. Des gens se disputaient. J'entendais des bribes, sans vraiment comprendre de quoi il s'agissait. Une femme a ri fort et longtemps. Un chien a aboyé et une bande de supporters est passée en chantant l'hymne de son club de foot. De temps à autre, une brise plus fraîche entrait dans ma cuisine surchauffée, me caressait le visage et les bras. J'étais assis là, sans aucune raison d'aller nulle part. D'une certaine façon, la vie était juste si belle. Normal qu'elle vaille cher ».

11 août 2024

ZORN Fritz - MARS

MARS est un récit de l’écrivain suisse Fritz ZORN (1944-1976). Gallimard, 2023 (1977), 318 pages.

Phrases terminales 

L’ouvrage dont il est question ici n’est rien de moins qu’un dépistage contre le cancer (non remboursable !). Si les valeurs transmises par votre famille vous rendent malade, si la société vous déprime et vous isole, méfiez-vous ! Comme ce jeune écrivain suisse, vous êtes à risque.

A environ 30 ans, Fritz Zorn, issu de la haute société de Zurich, apprend en effet qu’il a un cancer. Un fait qu’il perçoit comme une maladie du corps, mais surtout comme une maladie de l’âme, la seconde expliquant pour lui la première. Il s'en explique dans Mars, son seul livre, écrit au début des années 1970 quelques mois avant sa mort, en y présentant son cancer comme la conséquence corporelle directe d'une éducation bourgeoise qui l'a mené à la dépression. 

Loin d'un témoignage sur la fin de vie avec la maladie, ce récit est avant tout celui d'une colère et d'une révolte. En effet, outre quelques lamentations parfois répétitives, l'auteur dissèque les causes socio-psychologiques qu'il attribue à sa dépression, et donc à son cancer. Il écrit pour tenter de se détacher d'un bonheur manqué. Il en résulte un récit du souvenir, introspectif, au style très intello-analytique et à la provocation sociale non dissimulée.

Cette introspection conduira l'auteur à des conclusions. Parfois sous forme métaphysique (avec un pragmatisme certain...) : « même si nous partons de l’hypothèse que Dieu n’existe pas, il nous faudrait l’inventer tout de bon, rien que pour pouvoir lui mettre un pain dans la gueule »; parfois sous forme de lois psychologiques au ton mécanique : « Ce qui ne fonctionne pas est un malheur ; ce qui fonctionne un bonheur. Ou inversement : le bonheur, c’est ce qui fonctionne ».

Mais alors, qu'est ce qui n'a pas fonctionné pour Zorn, qui avait la jeunesse, l'élégance, la culture et la richesse, toutefois sans être heureux ? Tout simplement son éducation bourgeoise qui, bien que donnée par des parents de bonne foi, l'a formaté à « ne pas déranger ». Le résultat fut un homme conformiste, névrosé, spectateur du monde et privé de l'expérience de la vie, en particulier de l'amour. Comment ne pas penser, comme lui, que le corps eut envie de dire stop ?

Par sa colère, son récit et sa mort, Fritz Zorn surgit tel un lanceur d'alerte quant aux impacts de la santé mentale sur la santé physique. Son introspection sociale, laborieuse mais puissante, percute les conformismes pour s'en libérer et vivre pleinement avant qu'il ne soit trop tard.

Extrait :

« C’était comme si toutes les larmes que je n’avais pas pu – et n’avait pas voulu – verser dans ma vie s’étaient rassemblées dans mon cou pour former cette tumeur, faute d’avoir pu remplir leur fonction véritable, qui était de couler. D’un point de vue purement médical, ce diagnostic à la résonance poétique n’est bien entendu d’aucune pertinence, mais, rapporté à l’être tout entier, il exprime la vérité : toute la souffrance que j’avais accumulée au fil des années, la réprimant au plus profond de moi-même, ne pouvait soudain plus être contenue par les digues intérieures ; elle explosait, la pression était devenue trop forte, et cette explosion provoquait l’anéantissement du corps ».

21 juillet 2024

MURAKAMI Haruki - Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

Autoportrait de l'auteur en coureur de fond est un récit autobiographique de l’écrivain japonais Haruki MURAKAMI (1949-). Belfond, 2009 (2007), 221 pages.

Machine à courir 

Alcool, tabac, drogues,... certains écrivains ont des substances qui leur collent à la peau et à la page. D'autres écrivains relativisent toutefois cette image de l'artiste vicié, en présentant une addiction plus saine comme le sport. Haruki Murakami nous présente le sien : la course de fond. 

Le quotidien sportif d'Haruki Murakami débute à l'automne 1982, alors qu'il a 33 ans. Durant les 25 ans qui suivront et plus encore, il courra une moyenne de 10 km/jour et participera chaque année à un marathon, voire à des triathlons. D'où vient sa motivation ? Quels sont ses obstacles ? Quelles sont ses récompenses ? Cet autoportrait contient les réflexions de l'auteur sur la place de sa discipline sportive au sein de son métier d'écrivain et de sa vie d'homme.

Outre le sport, nous découvrons aussi la naissance du romancier. Murakami explique comment il a abandonné son activité prometteuse de gérant de club de jazz au profit du pari risqué de vivre de son écriture. Il aborde ainsi certaines qualités nécessaires, pour lui, à la vie de romancier : le talent, la concentration, la persévérance et la gestion de la condition physique. En ce qui le concerne, il a naturellement fortifié ces qualités par sa pratique de la course de fond. 

L'ouvrage n'a pas de grande prétentions stylistiques ou narratives. Mais pas besoin de cela pour présenter, en toute simplicité, une philosophie inspirante. Celle qui vise à poursuivre ses objectifs personnels plutôt qu'à se placer en compétition avec autrui, à privilégier le plaisir et non la course contre le temps, à rechercher la justice dans une réalité injuste, à ne pas se soucier de ce que les autres pensent, et, surtout, à être en action pour dépasser l'inévitable souffrance.

Ce récit témoigne que le sport peut apporter une énergie, un équilibre, ainsi qu'une santé propices à la poursuite — à long terme — du métier d'écrivain. Simple et sans leçon de morale culpabilisante, l'on y découvre la sagesse particulière d'un artiste devenu machine à courir. 

Extrait : 

« Si la souffrance n'entrait pas en jeu, qui diable s'embêterait à des disciplines telles que le triathlon ou le marathon, qui réclament autant de temps et d'énergie ? Ce qui nous procure le sentiment d'être véritablement vivants - ou du moins, en partie -, c'est justement la souffrance, la souffrance que nous cherchons à dépasser. Notre qualité d'être vivant ne tient pas à des notions comme le temps que l'on réalise ou le rang, mais à la conscience que l'on acquiert finalement de la fluidité qui se réalise au cœur même de l'action ».

16 mars 2024

MORSELLI Guido - Dissipatio H.G.

Dissipatio H.G. est un roman de l’écrivain italien Guido MORSELLI (1912-1973). Rivages, 2022 (1977), 167 pages.

Evaporation philosophique

Que penser et que faire lorsqu'on découvre être, du jour au lendemain, le dernier humain sur Terre ? Pour répondre (ou non) à cette question : Guido Morselli. 

Dissipatio H.G., ou dissipatio humani generis, est l’histoire d’un homme qui revient d’une caverne alors qu’il avait décidé de s’y suicider. Au réveil d'un autre suicide a priori raté, il découvre que les humains ont disparu, comme s’ils s’étaient évaporés. Leurs affaires intactes sont encore là, des voitures accidentées jonchent les routes, mais nulle trace d’une quelconque personne. Seule reste la vie non-humaine, animale et végétale, aux cotés de ce dernier homme.

Avec ce thème, nous sommes évidemment loin du roman de plage. Bien que le narrateur évolue dans divers lieux de cette société vidée de ses humains, il s'agit surtout d'un huis clos mental rempli de réflexions psycho-théo-philosophiques. Malheureusement, le vocabulaire abscons et les nombreuses locutions latines (non traduites) rendent tout cela inintelligible. Il est très difficile de suivre l'auteur, tant au sujet de l'histoire que du sens de sa pensée.

Que tirer en fil rouge de ce brouillard littéraire ? Difficile, très difficile à dire. L'on devine quelques grandes idées. La critique d'une humanité dont l'occupation essentielle est de fabriquer des objets, de l'utilitaire. La critique d'un monde qui oppresse la nature, désormais délivrée de la présence humaine. L'on devine surtout la solitude d'un écrivain incompris, lui qui se suicida (avec plus de succès que son narrateur) après l'échec éditorial de ce roman.

Entre la solitude et l'effroi vertigineux du narrateur, quelques passages sont toutefois plutôt cocasses : il en arrive à planter des comprimés de tranquillisants pour faire pousser de meilleurs humains, à calculer l’écoulement des jours dans la moisissure d’un fromage, ou à simuler l'ambiance d'une kermesse à l’aide de mannequins en plastique et de papier mâché. Ce qui donne trois sourires au cours de ces 167 pages de pesanteur ésotérique. Ouf, on évite la crise d'angoisse.

Roman d'introspection hermétique, Dissipatio H.G. correspond à sa couverture : dans un monde vide, au milieu de nuages inquiétants, un homme sombre s'évapore seul dans sa bulle.

Extrait :

« A Klaus, là où ma vallée finit en plaine, je longe une usine. Sur son mur d'enceinte, une inscription à gros caractères : Nos détergents sont biodégradables à 93 %. Entre-temps, fabricants et clients ont été biodégradés à 100 %. Les bouquetins s'en sont rendu compte et en profitent ».

09 janvier 2024

TESSON Sylvain - Sur les chemins noirs

Sur les chemins noirs est un récit de l’écrivain français Sylvain TESSON (1972-). Gallimard, 2016, 143 pages.


Evasion dans le ressentiment

Quelle déception ! Déception, déception, déception, alors que ce récit avait tout pour me plaire : un drame humain et le témoignage d'une renaissance grâce à la marche dans la nature. 

Le drame humain est évidemment terrible : il s'agit de la chute de Sylvain Tesson lui-même, alors alcoolisé, du haut de huit mètres, ce qui lui brisa de nombreuses parties du corps. Après une survie miraculeuse, il respecte le serment qu'il se fit lorsqu'il gisait dans son lit d'hôpital : « Si je m'en sors, je traverse la France à pied ». Une traversée qui durera plusieurs mois sur les chemins les plus ruraux et les plus cachés de France, afin de vivre pleinement sa renaissance.

Sur le plan littéraire, la balade ne m'a pas emporté. Page après page, les chemins se succèdent par des indications géographiques bien mystérieuses, sans permettre d'imaginer véritablement les lieux malgré quelques passages plutôt poétiques. D'autant que les découvrir à travers un écran par l'intermédiaire d'un film ou de Google Images gâcherait l'immersion dans la lecture et violerait d'ailleurs la philosophie "anti-écrans" du récit. La marche sur ces chemins noirs devient ainsi rapidement abstraite, ennuyeuse, voire énervante, de sorte que le livre a failli me tomber des mains après une cinquantaine de pages. Bref, sortie de route. 

La balade n'a pas été plus réjouissante dans le propos. En effet, cette randonnée est racontée sous forme de critique de la modernité, de l'Europe, des écrans, du moteur à explosion, bref de tout ce qui pourrait mettre à mal, à tort ou à raison, la ruralité française. La solution de l'auteur face à cela : la fuite ; son attitude : l'isolement. Loin d'une renaissance positive, constructive, d'engagement, j'y ai donc perçu de la rancœur vis-à-vis de l'époque, du ressentiment politique, de la frustration nostalgique et de la réclusion quasi-réactionnaire. L'on peut être d'accord ou non avec sa critique et son attitude, mais peut-être aurait-il été plus honnête d'intégrer cela dans un essai psycho-politique sujet à débats intellectuels, plutôt que dans un récit dont l'un des objectifs était pourtant de sacraliser les endroits où l'on ne vous dit pas quoi ni comment penser. 

J'en retiendrai malgré tout deux messages : tout d'abord les chemins noirs, inconnus, salvateurs, se trouvent avant tout à l'intérieur de nous ; ensuite, la nature est belle, ressourçante et doit être préservée. Fallait-il persévérer durant 140 pages pour savoir cela ?

C'est donc avec l'ennui que j'ai terminé cette lecture qui aurait pu être une merveille d'évasion et d'introspection poétiques, en y cherchant vainement du positif. Dommage d'en rédiger une critique négative mais comme l'écrit l'auteur, isolé dans une maison forestière : « il ne faut tout de même pas exagérer avec la compassion ». 

Extrait : 

« Il était difficile de faire de soi-même un monastère mais une fois soulevée la trappe de la crypte intérieure, le séjour était fort vivable. Je me passionnais pour toutes les expériences humaines du repli. Les hommes qui se jetaient dans le monde avec l'intention de le changer me subjuguaient, certes, mais quelque chose me retenait : ils finissaient toujours par manifester une satisfaction d'eux-mêmes. Ils faisaient des discours, ils bâtissaient des théories, ils entrainaient les foules : ils choisissaient les chemins de lumière ».

30 décembre 2023

FABCARO et CONRAD Didier - Astérix tome 40, l'Iris blanc

L'Iris blanc est une bande dessinée de l'écrivain français FABCARO (1973-) et du dessinateur français Didier CONRAD (1959-). D'après René GOSCINNY (1926-1977) et Albert UDERZO (1927-2020). Hachette, 2023, 48 (126) pages.

C'est une bonne situation, ça, influenceur ?

Pour être honnête, je ne connais rien à Astérix en bande dessinée. Ma maigre culture se limite à Christian Clavier qui s'agite au milieu du désert et des charpentes. Par contre, je suis accro à l'univers littéraire de Fabcaro, alias Fabrice Caro. En bon consommateur de son humour empathique et absurde, je me suis donc jeté dans cette BD dont il est pour cette fois le scénariste. 

Direction donc la Gaule, en 50 avant J.C. Malheureusement pour César, les troupes romaines sont démotivées. Elles désertent leur conquête du dernier village gaulois. Vicévertus, le médecin-chef des armées, a la solution pour leur redonner la fierté du combat : leur inculquer une pensée positive selon sa méthode de l'iris blanc. A coups de sourire charismatique et d'aphorismes bienveillants, Vicévertus commencera par influencer l'ennemi et tempérer son agressivité...

Astérix est d'abord du Astérix, et non du pur Fabcaro. Nous ne sommes donc pas vraiment dans l'univers absurde de cet auteur tel qu'on peut le connaitre mais davantage dans la caricature et la satire, à propos de nombreux sujets contemporains : évidemment la manipulation par des gourous du développement personnel, mais également les transports, les commerces, l'alimentation, les grandes villes, certaines chansons, ainsi qu'une bonne crise de couple entre Bonemine et Abraracourcix. C'est une plongée dans d'innombrables jeux de mots, tel que l'« esprit sain dans un porcin » au milieu d'une chasse aux sangliers devenus étonnamment positifs et affectueux. Tout cela donne un relief comique bien réussi à un scénario avant tout sérieux sur le fond : dépasser la naïveté et lutter contre un gourou influenceur qui neutralise ici la vigilance, la cohésion et l'authenticité de tout un village.

Les dessins sont beaux et remplis d'ambiances variées particulièrement bien colorées. Leur contenu alimente merveilleusement le scénario grâce à leur dynamisme, à certaines répétitions de cases fixes et à des visages remplis d'émotions. Aux cotés de ce Vicévertus très majestueux et parfois trop tête à claques, j'ai beaucoup apprécié le visage ronchon et désabusé d'Abraracourcix. Et, naturellement, Astérix et sa bonne moustache qui lui procure l'amusante détermination d'un scottish terrier, à défaut d’une présence plus marquée d’Idéfix. 

Enfin, mention spéciale pour l'édition grand format et son irréprochable qualité. Elle est agréable au toucher, semble indestructible et contient, outre l'histoire et ses planches originales, des compléments sur le monde d'Astérix et sur la création de cet opus. Pour un amoureux du bon papier et néophyte de cette bande dessinée, cette édition fut un régal et très intéressante. 

L'iris blanc est une BD drôle et intelligente, qui titille notre époque et apporte, par un humour touchant et satirique, une dose d'esprit critique face aux gourous miraculeux d'une certaine pensée positive. Les auteurs m'ont donné l'envie de découvrir les 39 tomes précédents d'Astérix, avant Fabcaro. Ma culture et surtout ma PAL les en remercient ;o)... il reste de la potion ?

Extrait : 

28 décembre 2023

KARLSSON Jonas - La Pièce

La Pièce est un roman de l’écrivain suédois Jonas KARLSSON (1971-). Actes Sud, 2016 (2009), 189 pages.

Trouble du spectre de l'absurde 

Comme l'écrivait Albert Camus, « l’absurde n’est pas dans l’homme, ni dans le monde, mais dans leur présence commune » (1). Une absurdité qui pouvait déjà se trouver sous l'angle de la bureaucratie, chez Kafka, par la confrontation d'un étranger avec un château (2). Ici, la confrontation se déroulera entre un fonctionnaire autiste et sa propre administration… 

Björn vient d'intégrer son nouveau service. Peu à peu perçu comme arrogant et conflictuel par ses collègues, l'on découvre que Björn a en réalité tous les traits d'une forme d'autisme, bien que le mot ne soit jamais utilisé. L'ambiance de travail sera désormais rythmée par des réactions sociales incomprises, des journées programmées à la minute près, de l'attention aux détails, une recherche de l'ordre parfait et de la franchise dans les ambitions. Surtout, Björn développera un intérêt obsessionnel pour une pièce parfaite et inoccupée au milieu du couloir, véritable refuge mental nécessaire à son équilibre.

Il s'agit d'une immersion romanesque dans un service peuplé de personnages emblématiques, malmenés dans des situations et dialogues tous plus absurdes les uns que les autres. Le personnage principal, tellement imprévisible et sûr de lui, anime impitoyablement l'histoire et transforme cette administration en véritable théâtre du comique et de l'improbable. Certains le jugeront incapable, drogué, d'autres envisageront, à coups de réunions et sous la détresse, de désigner un consultant vu l'impossible compromis vis-à-vis de la pièce (scène mémorable !), certains se remettront en question, d'autres, évidemment, pas du tout. 

Mais qui est le problème dans cette histoire ? Cet individu qui travaille parfaitement mais en dehors des normes et des convenances, ou bien cette structure qui l'accueille et l'appréhende avec des œillères traditionnelles inadaptées ? Certainement ni l'un ni l'autre, mais bien leur présence commune qui, si elle tout compte fait bien triste, a le mérite de faire beaucoup rire.

La Pièce n'est ni du Camus, ni du Kafka. C'est du Karlsson, un écrivain trop méconnu qui nous offre un excellent petit roman rempli d'absurdité bureaucratique, de personnages savoureux et de péripéties à la fois farfelues et navrantes. Tout cela en ouvrant l'esprit, par l'humour, sur la complémentarité possible des différences en milieu professionnel. Que demander de plus ? 

Extrait : 

« Je crois qu'il est utile pour nous tous de considérer que nous ne sommes pas tous pareil, et que certaines personnes voient les choses d'une façon, comment dire ? un peu différente. Mais nous sommes des adultes, et nous devrions malgré tout réussir à fonctionner côte à côte. N'est-ce pas ? ».

(1) Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942. 
(2) Franz Kafka, Le Château, Gallimard, 1938.

16 décembre 2023

MALTE Marcus - Cannisses suivi de Far West

Cannisses suivi de Far West est un recueil de nouvelles de l'écrivain français Marcus MALTE (1967-). Folio, 2017, 184 pages. 


Double concentré de folie

Telle une espèce de Netflix littéraire, un recueil de nouvelles peut avoir le pouvoir d'emmener irrésistiblement et rapidement le lecteur dans une diversité d'univers et de genres. Puisse un jour Marcus Malte proposer des abonnements mensuels pour ses nouvelles !

Cannisses est l'histoire d'un homme qui tente, avec ses deux enfants en bas âges, de retrouver ses marques après le décès de son épouse. A travers les cannisses de sa terrasse il observe la famille voisine. Eux sont en vie, heureux. Pourquoi eux et pas lui ? Comment pourrait-il, lui aussi, profiter de cette maison du bonheur au sein de laquelle la vie semble parfaite ?

Il s'agit d'une nouvelle terriblement addictive, qui transforme progressivement un deuil familial en une surprenante et malsaine folie de voisinage. Ce huis clos psychologique est l'histoire de la jalousie qui rend fou. Le style est parlé, clair, net, rapide, parfaitement efficace. C'est impeccable.

Dans Far West, nous quittons la tranquillité des pavillons résidentiels. Direction vers des quartiers ruraux malfamés et des cellules de prison. Des quartiers d'une vieille Amérique où une police désabusée enquête sur des gens qui promènent des varans et sodomisent des lamas. Des cellules de prison où le méchant n'est pas celui qu'on croit, des lieux de touchantes amitiés.

Il s'agit ici d'histoires plus denses que Cannisses, du fait d'une grande richesse de personnages à déployer pour un format nouvelle. Le style est à nouveau percutant, très cru et accrochant. Far West, c'est un peu le mythe des cowboys et des indiens, version violence moderne. Ca parait simple, mais finalement on ne sait plus trop qui est le bon, le mauvais, le justicier ou la victime. 

Qu'il s'agisse de la vie derrière les cannisses ou derrière les barreaux, Marcus Malte offre de percutantes histoires autour de la solitude et de la violence. C'est impeccable, addictif et rempli de rebondissements et d'émotions; on en redemande !

Extraits:

(Cannisses): « Je sais que c'est à l'intérieur de ma tête mais de temps en temps je sens une forte odeur de cramé, ça me saute au nez sans prévenir, ça me saute à la gorge. la foudre nous a frappés. Le malheur. Nous et pas eux. Ca se joue à si peu de choses: le même lotissement, la même rue, mais pas le même numéro. Pair ou impair. On n'a pas misé sur le bon. C'est ma faute, je le reconnais. Mais permettez-moi de croire que tout n'est pas complétement perdu ».

(Far West): « Les morts se souviennent, il a dit. Ils n'oublient pas. Ils ne pardonnent pas. Ils nous poursuivent. Les morts sont bien pires que les flics. Tant qu'on n'a pas réglé nos dettes, ils ne nous lâchent pas. Jamais. Où qu'on aille, où qu'on se cache, ils nous retrouvent. Les morts ont tout leur temps. Ils ont l'éternité pour eux. Il n'y a aucun moyen de leur échapper ».

25 novembre 2023

RHINEHART Luke - Invasion

Invasion est un roman de l'écrivain américain Luke RHINEHART (1932-2020).  Aux forges de Vulcain/Points, 2018 (2016), 477 pages.


De la ludocratie en Amérique

Citoyens trop sérieux s'abstenir ! Ce roman de Luke Rhinehart, le dernier écrit avant sa mort quelques années plus tard, est à nouveau guidé par l'anticonformisme. Cette fois par les chemins de la rigolade et du jeu, vus comme des remèdes aux injustice et à la violence de la démocratie américaine. Que la partie commence !

Billy Morton a été élevé dans une brave famille américaine qui sacralisait la télévision et la guerre au Viêtnam. Par amour, il deviendra pseudo-hippie. Par fuite des humains, il prendra la mer et deviendra capitaine d'un chalutier, sur lequel il rencontrera Louie, une amusante créature extraterrestre. Très vite, la famille Morton se rendra compte que le passe-temps préféré de Louie est d'utiliser l'ordinateur familial pour pirater des réseaux, vider les comptes bancaires de grandes entreprises et perturber les relations internationales des Etats-Unis. L’objectif ? S’amuser et aboutir à une civilisation agréable à vivre pour l’ensemble des êtres vivants...

Il s'agit de mon troisième roman de Luke Rhinehart, contenant l'ultime déclinaison des messages de détachement et de liberté qui guident son œuvre. Après notamment L'homme-dé (lire ici), dans lequel un psychiatre quittait la rationalité pour prendre toutes ses décisions en lançant des dés, et Vent Blanc, Noir Cavalier (lire ici aussi), dans lequel la poésie et l'humour servaient d'échappatoires à la violence d'une société sanglante de classes, Invasion décrédibilise le sérieux de la civilisation occidentale par la voie du jeu et de la rigolade.  

Ce roman est ainsi le plus politique. L'auteur utilise le thème classique de la rencontre extraterrestre pour apporter une critique de l'autorité politique américaine dans ce qu'elle a de plus guerrière, conservatrice et économique. Dans sa lutte face à Louie et ses comparses, l'autorité apparait totalement absurde et farfelue à vouloir anéantir des « ballons de plage vivants », par son obsession à mener des enquêtes inefficaces, à édicter des infractions parfaitement improbables, jusqu'à envisager l'utilisation d'armes ultimes au détriment de toute réflexion. Un véritable régal. 

Entre ces extraterrestres et les autorités, la famille Morton se trouve évidemment dans une situation bien délicate. Eux qui doivent gérer leur propre personnalité, leur vie conjugale, la relation des enfants avec Louie, ainsi que leur implication forcée dans cette « anarchie sympathique ». Il ressort de tout cela de bons et drôles moments de rebondissements et de complicité familiale.

Enfin, l’écriture est très américaine, très concrète. Les chapitres sont présentés sous la forme d'une alternance entre différents récits, ce qui apporte une variété de styles et plusieurs angles de vue personnels et officiels sur l'histoire, mais surtout un rythme qui permet de ne pas trop se lasser face à la longueur superflue du livre. 

Il s'agit ainsi d'un roman un peu trop long mais qui apporte toutefois une bouffée d'oxygène par son histoire originale et sa critique sociétale. Cette invitation extraterrestre au jeu et à la rigolade ne peut qu'amener plus de plaisir dans cette vie quotidienne bien trop pesante ; amusez-vous donc bien, ne serait-ce qu'à travers cette lecture !

Extrait : 

« Si tu essaies sérieusement de détruire le système, tu n'y arriveras jamais. C'est quand on s'amuse qu'on peut transformer une civilisation. Si tu te bats contre le système, le système absorbera tous tes coups : c'est comme faire de la boxe dans une piscine de mélasse. Il faut changer sa façon de vivre. Apprendre à s'amuser. Se foutre de la gueule des dictateurs, et non se battre contre eux. Alors, alors seulement, le système va changer, évoluer, lentement ».

21 octobre 2023

COURTES Franck - A pied d'oeuvre

A pied d’œuvre est un roman de l’écrivain français Franck COURTES (1964-). Gallimard, 2023, 184 pages.


Ecrire ou manger, faut-il choisir ?

S’il est un plaisir bien agréable, c’est celui de découvrir par hasard un livre prometteur dans les rayons d’une bonne librairie. Ce fut mon cas avec Franck Courtès et son roman A pied d’œuvre. Un plaisir encore plus enivrant lorsque je devins, au fur et à mesure des pages, totalement accro au témoignage romancé dans cette œuvre. 

L’auteur fut photographe professionnel durant plus de vingt ans et en arriva à un moment de rupture. En 2011, le manque de sens et une perte de plaisir l’ont conduit à rediriger son chemin vers un nouvel art : l’écriture. A travers son personnage, il raconte le chemin de croix qu’il a traversé en devenant écrivain, à savoir endosser une « docilité du pauvre » et supporter les regards de son milieu bourgeois. En effet, pour survivre, il n’eut d’autres choix que de réaliser, au prix le plus bas, de pénibles travaux chez des particuliers alors qu’il ne disposait d’aucune affinité manuelle...

Il s’agit d’un roman captivant qui aborde le sens du travail, la passion artistique, la pauvreté, ainsi que l’exploitation d’une frange de la population par l’ubérisation du travail. Cela dans un contexte de fracture assumée avec sa propre famille, ses propres amis, qui mène à se sentir de plus en plus seul face aux difficultés de certains choix de vie. L’auteur raconte ces enjeux de manière très addictive et concrète au fil des chantiers, dans une atmosphère narrative qui oscille entre la consternation, un humour très efficace, la dérision et la critique sociétale.

Si ces thématiques peuvent mener à la morosité et à la tristesse, à travers son personnage l’auteur n’est ni malheureux ni démoralisé face à sa situation. Chaque chantier est difficile, mais il les appréhende en réalité avec humour et comme de « véritables moments de détente » qui le déchargent de ses inquiétudes mentales. Le personnage reste ainsi déterminé, grâce à sa passion de l’art et de l’écriture. Ses difficultés ne relèvent pas du choix ou de la fatalité, mais sont uniquement l’arrière-boutique inévitable à la poursuite de sa vocation. Il diffuse ainsi l’enthousiasme d’avoir eu le courage de quitter une vie confortable mais insatisfaisante.

Le seul regret est celui de ne pas en apprendre plus sur l’activité créative du personnage, et donc de l'auteur, en dehors des chantiers. Comment trouver la force d’écrire quand on est épuisé physiquement par le travail ? Comment se concentrer, s'inspirer artistiquement, dans un quotidien de rupture et d'insécurité ? Cela étant, il ne s’agit évidemment pas d’un manuel d’écriture mais bien d’une histoire de survie tant alimentaire que professionnelle, dans laquelle la passion, l’empathie et la vocation apparaissent comme de précieuses boussoles. 

Cette pépite littéraire parlera aux personnes qui tentent de vivre de leur activité artistique dans un environnement économique défavorable qui n'a pas d'yeux pour elles. A travers son récit, sa passion et sa persévérance, Franck Courtès témoigne qu'il reste possible de créer une œuvre qui peut faire, au moins, la fierté de son auteur.

Extrait :

« L’attente m’oblige à considérer plus longuement la misère qui m’entoure. Moi qu’on a élevé dans la morale, dans le droit humain, version moderne du droit chemin, sur le velours d’un canapé Habitat, devant des programmes choisis de France Télévision, le latin à Henry-IV, et Truffaut, et Molière, et le tennis le samedi ! Cette vérité soudain, là sous mes yeux, dont je sentirais l’odeur si j’entrebâillais la vitre, de l’Homme au fond de la fosse. La misère, la peur, la déchéance. Cette vérité simple, résultat d’autres vérités plus complexes, d’une économie malsaine, patraque, souffrant de calculs vénaux. Ca ne vaut pas grand-chose des hommes comme ceux-là. Ils vont où on les pousse. Ils pissent là où ils se trouvent, pour ne pas perdre leur place dans la file. Ils piétinent cette boue. A ne pas bouger, on les croirait mourant, avec juste ce qu’il faut de vie pour se tenir debout, pour taper du pied. Pour un peu, si près de la déchetterie, on les confondrait avec des ordures ».

01 septembre 2023

MOIX Yann - Reims

Reims est un roman de l’écrivain français Yann MOIX (1968-). Grasset, 2021, 285 pages.

Hautes études branlettes commerciales

En 2019, nous laissions Yann Moix à Orléans (lire ici) avec ses difficultés scolaires, ses frustrations amoureuses et ses humiliations en tout genre. Une violence existentielle qui reste d'actualité pour la deuxième étape de sa tétralogie « Au pays de l'enfance immobile » : Reims.

Moix, en jeune personnage issu d'une classe de mathématiques spéciales, féru d'écrivains et de littérature, se retrouve à l'Ecole supérieure de commerce de Reims après l'échec d'accéder à de hautes études scientifiques. Dans une ville qui le rebute, il entame ces études avec son attelage de démons intérieurs. Le marketing ? Très peu pour lui. La compagnie de camarades enjoués qui idéalisent la réussite ? Encore moins... Seul objectif : tenir le coup dans l'ennui et le dégout.

D'emblée, remarquons que l'auteur et son éditeur se sont prémunis face à la difficulté d'être à la fois écrivain et protagoniste, difficulté qui avait déchainé les passions (et les procès) lors de la parution d'Orléans. L'ouvrage est à nouveau présenté comme un roman, donc une fiction, avec cette fois un avertissement préalable selon lequel les ressemblances avec la réalité ne sont que des coïncidences « au nom des droits imprescriptibles de l'imagination ». En apparence, il s'agit donc uniquement d'une fiction à lire comme telle. Sarcasme ou sincérité ? Vaste débat.

Il est en tout cas certain, sur le plan du style, que Reims est dans la continuité de l'opus précédent. L'histoire est claire et agréable à lire, par sa narration classique qui évite toutefois le pompeux. Yann Moix n'a plus à démontrer son sens de la formule. Par ailleurs, nous retrouvons une structure claire, qui reprend à nouveau la chronologie des années d'études. Tout apparait donc en parfaite cohérence de forme avec le début de la tétralogie.

En revanche, la temporalité est différente. Là où Orléans s'étalait sur l'enfance et la scolarité du protagoniste, soit plus d'une décennie, Reims concerne trois années d'études supérieures. Donc beaucoup moins d'événements à raconter, ce qui se ressent dans le contenu narratif qui tourne en boucle : ennui dans les études, frustrations amoureuses, refuge dans l'isolement, les fréquentations douteuses, la littérature et l'autodestruction. Une histoire avec, dès lors, moins de chemin de vie et de rebondissements pour un livre de surcroît un peu plus long.

C'est dans ce cadre que le fil rouge du roman est abordé : que reste-t-il pour un jeune homme lucide qui n'aime pas ses études, ne croit pas en l'avenir et ne supporte pas d'être rejeté par les filles ? Le lecteur ne devra pas s'attendre à découvrir une sagesse exemplaire et politiquement correcte. En effet, la réponse est ici l'alcool, les branlettes, l'oisiveté et la frustration littéraire. Mais peut-être s'agit-il tout simplement du vécu nécessaire à la naissance d'un futur écrivain.

Avec un style aussi impeccable que celui du premier opus, Reims est une histoire qui a toutefois tendance à tourner en boucle dans l'autodestruction. Dommage de ne pas y retrouver la puissance émotionnelle et les idéaux salvateurs d'Orléans. Prochaine étape : Verdun

Extrait : 

« J'étais pénétré de mort, mais une lumière, infime et vertébrale, nue, vint me visiter. Ce fut mystique : dans cette écœurante confiture de futurs diplômés satisfaits, une embrasure me souriait  la littérature. J'étais certain cette fois de ma vocation. Rater sa vie, être calomnié par les événements, m'apparut comme une façon d'accéder à ce ciel  ».

17 juin 2023

MANZAREK Ray - Le poète en exil

Le poète en exil est un roman du musicien américain Ray MANZAREK (1939-2013). Aux forges de Vulcain, 2021 (2001), 272 pages. 


Morrison Hotel

Les Doors, ça vous parle ? Oui, Jim Morrison. Lui qui, le 3 juillet 1971, mourrait à 27 ans alors qu'il s'était exilé à Paris. Poète, chanteur flamboyant, agitateur fracassant, humain devenu Dieu, son talent et son charisme égalaient son mystère et ses démons. Il laissa des musiciens et amis endeuillés dont le claviériste du groupe, Ray Manzarek, que nous retrouvons ici comme écrivain.

Dans ce roman nous rencontrons Roy, un claviériste tourmenté par l'enterrement, à Paris dans les années 1970, de Jordan, dit le Poète, le chanteur de son ancien groupe. A l'époque, des rumeurs évoquèrent un faux certificat de décès et un cercueil rempli de sable. Des rumeurs qui fondent un espoir pour Roy alors qu'il reçoit, 30 ans plus tard, plusieurs cartes postales avec des poèmes signés d'un mystérieux "J.". Sur ces cartes, l'écriture du Poète et un tampon des Seychelles. Un indice suffisant pour s'envoler à la recherche de cet ami revenu de la mort... 

Ecrivons-le tout de suite : Roy va retrouver son ami. Divulguer cet évènement qui arrive très tôt dans le récit (page 60/272) est nécessaire pour rendre un juste hommage à cette œuvre, car la véritable intrigue n'est pas la recherche de ce poète disparu. En effet, la substance du roman, le cœur de ce qu'il apporte, n'est pas cette brève enquête de Roy mais bien le pèlerinage de Jordan après son enterrement simulé et la beauté des retrouvailles entre ces deux amis.

Ainsi, il s'agit d'une histoire d'apprentissage brillamment écrite. Celle d'un artiste démoli par ses addictions et sa célébrité, qui orchestra sa mort et démarra son voyage vers l'apaisement. Nous découvrons par procuration l'exil de lui-même, des rencontres décisives, de la solitude salvatrice, de l'amour et, surtout, des instants mystiques de reconnexion à l'énergie vitale de la nature.

Ce pèlerinage est raconté dans un très beau style, par des retrouvailles dans la chaleur et la simplicité des Seychelles. Elles ravivent une amitié touchante rythmée par la complicité musicale. Face à la nostalgie des tourments, la nouvelle personnalité du Poète apporte une énergie solaire, régénératrice et apaisante. C'est la puissance de la vie en action, sans faire fi de sa gravité. L'issue est remplie d'émotions, comme lorsque l'on quitte un bel hôtel pour retrouver la réalité de la vie. 

Enfin, comme l'écrit en fin d'ouvrage le traducteur et journalise culturel Gorian Delpâture, cette fiction est bourrée de références biographiques sur les Doors. Gorian Delpâture s'est amusé à les lister. Sa note réjouira les passionnés de ce groupe en leur permettant, avant de refermer le livre, de découvrir s'ils avaient relevé tous ces clins d'œil de l'auteur durant leur lecture.

Le poète en exil est une très belle histoire d'amitié, d'amour et d'énergie vitale. Une évasion dans les Seychelles solaire et positive, sans être nunuche. En 2013, Ray Manzarek a rejoint Jim Morrison ; puissent ces retrouvailles avoir été aussi belles que celles imaginées dans ce roman.

Extrait :

« Peut-être pourrais-tu composer une musique qui se rapproche de cette beauté. Tu sais, comme quand tu faisais la pluie sur notre chanson à propos de cet orage à Joshua Tree. Sauf que cette fois, au lieu d'une mélancolie sombre et maussade, elle serait légère comme une plume. Pour faire entendre aux gens ce que tu entends maintenant, et peut-être leur faire sentir un peu de ce que tu ressens maintenant. Ils aimeraient partager cette ivresse, cette chaleur. C'est ce que la musique est censée faire, n'est-ce pas ? ».