Chien 51 est un roman de l’écrivain français Laurent GAUDE (1972-). Actes Sud, 2022, 288 pages.
Nostalgie intérieure brute
La nostalgie est un sentiment aux multiples saveurs. Dans son étymologie grecque, il s'agit du mal du pays. C'est précisément vers ce sens originel et vers la Grèce que nous emmène Laurent Gaudé dans ce roman dystopique dont l'adaptation au cinéma est prévue pour octobre 2025.
Peu après le rachat de la Grèce par la puissante entreprise privée GoldTex, Zem Sparak fut déporté à Magnapole où il devint un "chien". Il y renifle les pistes criminelles. Dans cette ville aux pluies acides, divisée en zones sociales, Zem supporte son mal du pays par une drogue qui le plonge dans les souvenirs de son choix, Athènes, ainsi que par son travail. En particulier lorsqu'il devra enquêter, sous l'autorité de l'inspectrice Salia Malberg, sur un crime hors du commun...
Loin d'une histoire canine, Chien 51 se trouve à la croisée du roman policier et de la science-fiction. Un pari risqué pour son auteur qui n'avait jamais écrit de romans dans ces registres. Cela se ressent dans l'un ou l'autre passage confus mais, outre leur utilisation globalement réussie, ces genres apparaissent avant tout comme le prétexte à des affaires romanesques qui les dépassent et desquelles Laurent Gaudé est rôdé : les sentiments, les émotions, l'interrogation, la beauté.
D'une part, le passé complexe de Zem Sparak ainsi que l'enquête policière sont une source d'émotions et de sentiments. Au travers de multiples flashbacks et rebondissements, ainsi que par l'évolution du binôme constitué de Sparak et Salia, l'histoire entraine le lecteur dans des luttes de pouvoir, de l'injustice, de la domination, mais surtout du deuil et la nostalgie de cette Grèce disparue. Il s'agit d'une histoire humaine profonde, palpitante jusqu'à la dernière page.
D'autre part, le genre de la science-fiction apporte à cette histoire de l'interrogation sociétale ainsi qu'une beauté mélancolique. A l'heure des libéralisations et des PIB de certains Etats qui font pâle figure au regard de certaines fortunes privées, le rachat d'un pays et ses conséquences n'apparaissent plus si farfelus... Toutefois, ce qui marque le plus, c'est l'atmosphère dystopique, froide, sale, acide, qui fournit une forme de beauté en négatif à ce roman ; une parfaite réussite.
Malgré quelques passages plus confus, Chien 51 est une audace littéraire réussie qui convainc par son approche dystopique et policière de la nostalgie. Puisse son atmosphère être honorée au cinéma malgré les différences contextuelles parisiennes qui semblent déjà montrer leurs dents...
Extrait :
« C'est puissant là-bas. On sent l'invisible qui nous embrasse. Vous croyez qu'ils peuvent acheter ça ? Ou le détruire ? Vous croyez qu'on peut tuer le centre du monde et le cœur des mystères ? Les soirs d'été, lorsque le soleil décline doucement, c'est l'immortalité qui vous glisse sur la peau, là-bas. Aujourd'hui, je le sais, c'étaient les plus beaux moments de ma vie. Alors, c'est là que je vais. Et tant pis s'il n'y a plus rien. Chacun a le droit de finir là où il veut. Peut-être restera-t-il quelque chose pour me saluer ? Le vent, au moins, me reconnaîtra. Il ne faut pas oublier Delphes. Ils pensent pouvoir acheter ce qu'ils veulent, tout détruire, tout salir. Mais il faut bien qu'un d'entre nous aille là-bas. Sinon, qui va prévenir Delphes de ce qui arrive au monde ? C'est un honneur de veiller sur la beauté immobile, un honneur de se laisser traverser par le temps. Rien ne nous appartient. C'est cela, au fond, que je suis : le gardien de ce qui ne nous appartient pas ».