30 décembre 2023

FABCARO et CONRAD Didier - Astérix tome 40, l'Iris blanc

L'Iris blanc est une bande dessinée de l'écrivain français FABCARO (1973-) et du dessinateur français Didier CONRAD (1959-). D'après René GOSCINNY (1926-1977) et Albert UDERZO (1927-2020). Hachette, 2023, 48 (126) pages.

C'est une bonne situation, ça, influenceur ?

Pour être honnête, je ne connais rien à Astérix en bande dessinée. Ma maigre culture se limite à Christian Clavier qui s'agite au milieu du désert et des charpentes. Par contre, je suis accro à l'univers littéraire de Fabcaro, alias Fabrice Caro. En bon consommateur de son humour empathique et absurde, je me suis donc jeté dans cette BD dont il est pour cette fois le scénariste. 

Direction donc la Gaule, en 50 avant J.C. Malheureusement pour César, les troupes romaines sont démotivées. Elles désertent leur conquête du dernier village gaulois. Vicévertus, le médecin-chef des armées, a la solution pour leur redonner la fierté du combat : leur inculquer une pensée positive selon sa méthode de l'iris blanc. A coups de sourire charismatique et d'aphorismes bienveillants, Vicévertus commencera par influencer l'ennemi et tempérer son agressivité...

Astérix est d'abord du Astérix, et non du pur Fabcaro. Nous ne sommes donc pas vraiment dans l'univers absurde de cet auteur tel qu'on peut le connaitre mais davantage dans la caricature et la satire, à propos de nombreux sujets contemporains : évidemment la manipulation par des gourous du développement personnel, mais également les transports, les commerces, l'alimentation, les grandes villes, certaines chansons, ainsi qu'une bonne crise de couple entre Bonemine et Abraracourcix. C'est une plongée dans d'innombrables jeux de mots, tel que l'« esprit sain dans un porcin » au milieu d'une chasse aux sangliers devenus étonnamment positifs et affectueux. Tout cela donne un relief comique bien réussi à un scénario avant tout sérieux sur le fond : dépasser la naïveté et lutter contre un gourou influenceur qui neutralise ici la vigilance, la cohésion et l'authenticité de tout un village.

Les dessins sont beaux et remplis d'ambiances variées particulièrement bien colorées. Leur contenu alimente merveilleusement le scénario grâce à leur dynamisme, à certaines répétitions de cases fixes et à des visages remplis d'émotions. Aux cotés de ce Vicévertus très majestueux et parfois trop tête à claques, j'ai beaucoup apprécié le visage ronchon et désabusé d'Abraracourcix. Et, naturellement, Astérix et sa bonne moustache qui lui procure l'amusante détermination d'un scottish terrier, à défaut d’une présence plus marquée d’Idéfix. 

Enfin, mention spéciale pour l'édition grand format et son irréprochable qualité. Elle est agréable au toucher, semble indestructible et contient, outre l'histoire et ses planches originales, des compléments sur le monde d'Astérix et sur la création de cet opus. Pour un amoureux du bon papier et néophyte de cette bande dessinée, cette édition fut un régal et très intéressante. 

L'iris blanc est une BD drôle et intelligente, qui titille notre époque et apporte, par un humour touchant et satirique, une dose d'esprit critique face aux gourous miraculeux d'une certaine pensée positive. Les auteurs m'ont donné l'envie de découvrir les 39 tomes précédents d'Astérix, avant Fabcaro. Ma culture et surtout ma PAL les en remercient ;o)... il reste de la potion ?

Extrait : 

28 décembre 2023

KARLSSON Jonas - La Pièce

La Pièce est un roman de l’écrivain suédois Jonas KARLSSON (1971-). Actes Sud, 2016 (2009), 189 pages.

Trouble du spectre de l'absurde 

Comme l'écrivait Albert Camus, « l’absurde n’est pas dans l’homme, ni dans le monde, mais dans leur présence commune » (1). Une absurdité qui pouvait déjà se trouver sous l'angle de la bureaucratie, chez Kafka, par la confrontation d'un étranger avec un château (2). Ici, la confrontation se déroulera entre un fonctionnaire autiste et sa propre administration… 

Björn vient d'intégrer son nouveau service. Peu à peu perçu comme arrogant et conflictuel par ses collègues, l'on découvre que Björn a en réalité tous les traits d'une forme d'autisme, bien que le mot ne soit jamais utilisé. L'ambiance de travail sera désormais rythmée par des réactions sociales incomprises, des journées programmées à la minute près, de l'attention aux détails, une recherche de l'ordre parfait et de la franchise dans les ambitions. Surtout, Björn développera un intérêt obsessionnel pour une pièce parfaite et inoccupée au milieu du couloir, véritable refuge mental nécessaire à son équilibre.

Il s'agit d'une immersion romanesque dans un service peuplé de personnages emblématiques, malmenés dans des situations et dialogues tous plus absurdes les uns que les autres. Le personnage principal, tellement imprévisible et sûr de lui, anime impitoyablement l'histoire et transforme cette administration en véritable théâtre du comique et de l'improbable. Certains le jugeront incapable, drogué, d'autres envisageront, à coups de réunions et sous la détresse, de désigner un consultant vu l'impossible compromis vis-à-vis de la pièce (scène mémorable !), certains se remettront en question, d'autres, évidemment, pas du tout. 

Mais qui est le problème dans cette histoire ? Cet individu qui travaille parfaitement mais en dehors des normes et des convenances, ou bien cette structure qui l'accueille et l'appréhende avec des œillères traditionnelles inadaptées ? Certainement ni l'un ni l'autre, mais bien leur présence commune qui, si elle tout compte fait bien triste, a le mérite de faire beaucoup rire.

La Pièce n'est ni du Camus, ni du Kafka. C'est du Karlsson, un écrivain trop méconnu qui nous offre un excellent petit roman rempli d'absurdité bureaucratique, de personnages savoureux et de péripéties à la fois farfelues et navrantes. Tout cela en ouvrant l'esprit, par l'humour, sur la complémentarité possible des différences en milieu professionnel. Que demander de plus ? 

Extrait : 

« Je crois qu'il est utile pour nous tous de considérer que nous ne sommes pas tous pareil, et que certaines personnes voient les choses d'une façon, comment dire ? un peu différente. Mais nous sommes des adultes, et nous devrions malgré tout réussir à fonctionner côte à côte. N'est-ce pas ? ».

(1) Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942. 
(2) Franz Kafka, Le Château, Gallimard, 1938.

16 décembre 2023

MALTE Marcus - Cannisses suivi de Far West

Cannisses suivi de Far West est un recueil de nouvelles de l'écrivain français Marcus MALTE (1967-). Folio, 2017, 184 pages. 


Double concentré de folie

Telle une espèce de Netflix littéraire, un recueil de nouvelles peut avoir le pouvoir d'emmener irrésistiblement et rapidement le lecteur dans une diversité d'univers et de genres. Puisse un jour Marcus Malte proposer des abonnements mensuels pour ses nouvelles !

Cannisses est l'histoire d'un homme qui tente, avec ses deux enfants en bas âges, de retrouver ses marques après le décès de son épouse. A travers les cannisses de sa terrasse il observe la famille voisine. Eux sont en vie, heureux. Pourquoi eux et pas lui ? Comment pourrait-il, lui aussi, profiter de cette maison du bonheur au sein de laquelle la vie semble parfaite ?

Il s'agit d'une nouvelle terriblement addictive, qui transforme progressivement un deuil familial en une surprenante et malsaine folie de voisinage. Ce huis clos psychologique est l'histoire de la jalousie qui rend fou. Le style est parlé, clair, net, rapide, parfaitement efficace. C'est impeccable.

Dans Far West, nous quittons la tranquillité des pavillons résidentiels. Direction vers des quartiers ruraux malfamés et des cellules de prison. Des quartiers d'une vieille Amérique où une police désabusée enquête sur des gens qui promènent des varans et sodomisent des lamas. Des cellules de prison où le méchant n'est pas celui qu'on croit, des lieux de touchantes amitiés.

Il s'agit ici d'histoires plus denses que Cannisses, du fait d'une grande richesse de personnages à déployer pour un format nouvelle. Le style est à nouveau percutant, très cru et accrochant. Far West, c'est un peu le mythe des cowboys et des indiens, version violence moderne. Ca parait simple, mais finalement on ne sait plus trop qui est le bon, le mauvais, le justicier ou la victime. 

Qu'il s'agisse de la vie derrière les cannisses ou derrière les barreaux, Marcus Malte offre de percutantes histoires autour de la solitude et de la violence. C'est impeccable, addictif et rempli de rebondissements et d'émotions; on en redemande !

Extraits:

(Cannisses): « Je sais que c'est à l'intérieur de ma tête mais de temps en temps je sens une forte odeur de cramé, ça me saute au nez sans prévenir, ça me saute à la gorge. la foudre nous a frappés. Le malheur. Nous et pas eux. Ca se joue à si peu de choses: le même lotissement, la même rue, mais pas le même numéro. Pair ou impair. On n'a pas misé sur le bon. C'est ma faute, je le reconnais. Mais permettez-moi de croire que tout n'est pas complétement perdu ».

(Far West): « Les morts se souviennent, il a dit. Ils n'oublient pas. Ils ne pardonnent pas. Ils nous poursuivent. Les morts sont bien pires que les flics. Tant qu'on n'a pas réglé nos dettes, ils ne nous lâchent pas. Jamais. Où qu'on aille, où qu'on se cache, ils nous retrouvent. Les morts ont tout leur temps. Ils ont l'éternité pour eux. Il n'y a aucun moyen de leur échapper ».

25 novembre 2023

RHINEHART Luke - Invasion

Invasion est un roman de l'écrivain américain Luke RHINEHART (1932-2020).  Aux forges de Vulcain/Points, 2018 (2016), 477 pages.


De la ludocratie en Amérique

Citoyens trop sérieux s'abstenir ! Ce roman de Luke Rhinehart, le dernier écrit avant sa mort quelques années plus tard, est à nouveau guidé par l'anticonformisme. Cette fois par les chemins de la rigolade et du jeu, vus comme des remèdes aux injustice et à la violence de la démocratie américaine. Que la partie commence !

Billy Morton a été élevé dans une brave famille américaine qui sacralisait la télévision et la guerre au Viêtnam. Par amour, il deviendra pseudo-hippie. Par fuite des humains, il prendra la mer et deviendra capitaine d'un chalutier, sur lequel il rencontrera Louie, une amusante créature extraterrestre. Très vite, la famille Morton se rendra compte que le passe-temps préféré de Louie est d'utiliser l'ordinateur familial pour pirater des réseaux, vider les comptes bancaires de grandes entreprises et perturber les relations internationales des Etats-Unis. L’objectif ? S’amuser et aboutir à une civilisation agréable à vivre pour l’ensemble des êtres vivants...

Il s'agit de mon troisième roman de Luke Rhinehart, contenant l'ultime déclinaison des messages de détachement et de liberté qui guident son œuvre. Après notamment L'homme-dé (lire ici), dans lequel un psychiatre quittait la rationalité pour prendre toutes ses décisions en lançant des dés, et Vent Blanc, Noir Cavalier (lire ici aussi), dans lequel la poésie et l'humour servaient d'échappatoires à la violence d'une société sanglante de classes, Invasion décrédibilise le sérieux de la civilisation occidentale par la voie du jeu et de la rigolade.  

Ce roman est ainsi le plus politique. L'auteur utilise le thème classique de la rencontre extraterrestre pour apporter une critique de l'autorité politique américaine dans ce qu'elle a de plus guerrière, conservatrice et économique. Dans sa lutte face à Louie et ses comparses, l'autorité apparait totalement absurde et farfelue à vouloir anéantir des « ballons de plage vivants », par son obsession à mener des enquêtes inefficaces, à édicter des infractions parfaitement improbables, jusqu'à envisager l'utilisation d'armes ultimes au détriment de toute réflexion. Un véritable régal. 

Entre ces extraterrestres et les autorités, la famille Morton se trouve évidemment dans une situation bien délicate. Eux qui doivent gérer leur propre personnalité, leur vie conjugale, la relation des enfants avec Louie, ainsi que leur implication forcée dans cette « anarchie sympathique ». Il ressort de tout cela de bons et drôles moments de rebondissements et de complicité familiale.

Enfin, l’écriture est très américaine, très concrète. Les chapitres sont présentés sous la forme d'une alternance entre différents récits, ce qui apporte une variété de styles et plusieurs angles de vue personnels et officiels sur l'histoire, mais surtout un rythme qui permet de ne pas trop se lasser face à la longueur superflue du livre. 

Il s'agit ainsi d'un roman un peu trop long mais qui apporte toutefois une bouffée d'oxygène par son histoire originale et sa critique sociétale. Cette invitation extraterrestre au jeu et à la rigolade ne peut qu'amener plus de plaisir dans cette vie quotidienne bien trop pesante ; amusez-vous donc bien, ne serait-ce qu'à travers cette lecture !

Extrait : 

« Si tu essaies sérieusement de détruire le système, tu n'y arriveras jamais. C'est quand on s'amuse qu'on peut transformer une civilisation. Si tu te bats contre le système, le système absorbera tous tes coups : c'est comme faire de la boxe dans une piscine de mélasse. Il faut changer sa façon de vivre. Apprendre à s'amuser. Se foutre de la gueule des dictateurs, et non se battre contre eux. Alors, alors seulement, le système va changer, évoluer, lentement ».

21 octobre 2023

COURTES Franck - A pied d'oeuvre

A pied d’œuvre est un roman de l’écrivain français Franck COURTES (1964-). Gallimard, 2023, 184 pages.


Ecrire ou manger, faut-il choisir ?

S’il est un plaisir bien agréable, c’est celui de découvrir par hasard un livre prometteur dans les rayons d’une bonne librairie. Ce fut mon cas avec Franck Courtès et son roman A pied d’œuvre. Un plaisir encore plus enivrant lorsque je devins, au fur et à mesure des pages, totalement accro au témoignage romancé dans cette œuvre. 

L’auteur fut photographe professionnel durant plus de vingt ans et en arriva à un moment de rupture. En 2011, le manque de sens et une perte de plaisir l’ont conduit à rediriger son chemin vers un nouvel art : l’écriture. A travers son personnage, il raconte le chemin de croix qu’il a traversé en devenant écrivain, à savoir endosser une « docilité du pauvre » et supporter les regards de son milieu bourgeois. En effet, pour survivre, il n’eut d’autres choix que de réaliser, au prix le plus bas, de pénibles travaux chez des particuliers alors qu’il ne disposait d’aucune affinité manuelle...

Il s’agit d’un roman captivant qui aborde le sens du travail, la passion artistique, la pauvreté, ainsi que l’exploitation d’une frange de la population par l’ubérisation du travail. Cela dans un contexte de fracture assumée avec sa propre famille, ses propres amis, qui mène à se sentir de plus en plus seul face aux difficultés de certains choix de vie. L’auteur raconte ces enjeux de manière très addictive et concrète au fil des chantiers, dans une atmosphère narrative qui oscille entre la consternation, un humour très efficace, la dérision et la critique sociétale.

Si ces thématiques peuvent mener à la morosité et à la tristesse, à travers son personnage l’auteur n’est ni malheureux ni démoralisé face à sa situation. Chaque chantier est difficile, mais il les appréhende en réalité avec humour et comme de « véritables moments de détente » qui le déchargent de ses inquiétudes mentales. Le personnage reste ainsi déterminé, grâce à sa passion de l’art et de l’écriture. Ses difficultés ne relèvent pas du choix ou de la fatalité, mais sont uniquement l’arrière-boutique inévitable à la poursuite de sa vocation. Il diffuse ainsi l’enthousiasme d’avoir eu le courage de quitter une vie confortable mais insatisfaisante.

Le seul regret est celui de ne pas en apprendre plus sur l’activité créative du personnage, et donc de l'auteur, en dehors des chantiers. Comment trouver la force d’écrire quand on est épuisé physiquement par le travail ? Comment se concentrer, s'inspirer artistiquement, dans un quotidien de rupture et d'insécurité ? Cela étant, il ne s’agit évidemment pas d’un manuel d’écriture mais bien d’une histoire de survie tant alimentaire que professionnelle, dans laquelle la passion, l’empathie et la vocation apparaissent comme de précieuses boussoles. 

Cette pépite littéraire parlera aux personnes qui tentent de vivre de leur activité artistique dans un environnement économique défavorable qui n'a pas d'yeux pour elles. A travers son récit, sa passion et sa persévérance, Franck Courtès témoigne qu'il reste possible de créer une œuvre qui peut faire, au moins, la fierté de son auteur.

Extrait :

« L’attente m’oblige à considérer plus longuement la misère qui m’entoure. Moi qu’on a élevé dans la morale, dans le droit humain, version moderne du droit chemin, sur le velours d’un canapé Habitat, devant des programmes choisis de France Télévision, le latin à Henry-IV, et Truffaut, et Molière, et le tennis le samedi ! Cette vérité soudain, là sous mes yeux, dont je sentirais l’odeur si j’entrebâillais la vitre, de l’Homme au fond de la fosse. La misère, la peur, la déchéance. Cette vérité simple, résultat d’autres vérités plus complexes, d’une économie malsaine, patraque, souffrant de calculs vénaux. Ca ne vaut pas grand-chose des hommes comme ceux-là. Ils vont où on les pousse. Ils pissent là où ils se trouvent, pour ne pas perdre leur place dans la file. Ils piétinent cette boue. A ne pas bouger, on les croirait mourant, avec juste ce qu’il faut de vie pour se tenir debout, pour taper du pied. Pour un peu, si près de la déchetterie, on les confondrait avec des ordures ».

01 septembre 2023

MOIX Yann - Reims

Reims est un roman de l’écrivain français Yann MOIX (1968-). Grasset, 2021, 285 pages.

Hautes études branlettes commerciales

En 2019, nous laissions Yann Moix à Orléans (lire ici) avec ses difficultés scolaires, ses frustrations amoureuses et ses humiliations en tout genre. Une violence existentielle qui reste d'actualité pour la deuxième étape de sa tétralogie « Au pays de l'enfance immobile » : Reims.

Moix, en jeune personnage issu d'une classe de mathématiques spéciales, féru d'écrivains et de littérature, se retrouve à l'Ecole supérieure de commerce de Reims après l'échec d'accéder à de hautes études scientifiques. Dans une ville qui le rebute, il entame ces études avec son attelage de démons intérieurs. Le marketing ? Très peu pour lui. La compagnie de camarades enjoués qui idéalisent la réussite ? Encore moins... Seul objectif : tenir le coup dans l'ennui et le dégout.

D'emblée, remarquons que l'auteur et son éditeur se sont prémunis face à la difficulté d'être à la fois écrivain et protagoniste, difficulté qui avait déchainé les passions (et les procès) lors de la parution d'Orléans. L'ouvrage est à nouveau présenté comme un roman, donc une fiction, avec cette fois un avertissement préalable selon lequel les ressemblances avec la réalité ne sont que des coïncidences « au nom des droits imprescriptibles de l'imagination ». En apparence, il s'agit donc uniquement d'une fiction à lire comme telle. Sarcasme ou sincérité ? Vaste débat.

Il est en tout cas certain, sur le plan du style, que Reims est dans la continuité de l'opus précédent. L'histoire est claire et agréable à lire, par sa narration classique qui évite toutefois le pompeux. Yann Moix n'a plus à démontrer son sens de la formule. Par ailleurs, nous retrouvons une structure claire, qui reprend à nouveau la chronologie des années d'études. Tout apparait donc en parfaite cohérence de forme avec le début de la tétralogie.

En revanche, la temporalité est différente. Là où Orléans s'étalait sur l'enfance et la scolarité du protagoniste, soit plus d'une décennie, Reims concerne trois années d'études supérieures. Donc beaucoup moins d'événements à raconter, ce qui se ressent dans le contenu narratif qui tourne en boucle : ennui dans les études, frustrations amoureuses, refuge dans l'isolement, les fréquentations douteuses, la littérature et l'autodestruction. Une histoire avec, dès lors, moins de chemin de vie et de rebondissements pour un livre de surcroît un peu plus long.

C'est dans ce cadre que le fil rouge du roman est abordé : que reste-t-il pour un jeune homme lucide qui n'aime pas ses études, ne croit pas en l'avenir et ne supporte pas d'être rejeté par les filles ? Le lecteur ne devra pas s'attendre à découvrir une sagesse exemplaire et politiquement correcte. En effet, la réponse est ici l'alcool, les branlettes, l'oisiveté et la frustration littéraire. Mais peut-être s'agit-il tout simplement du vécu nécessaire à la naissance d'un futur écrivain.

Avec un style aussi impeccable que celui du premier opus, Reims est une histoire qui a toutefois tendance à tourner en boucle dans l'autodestruction. Dommage de ne pas y retrouver la puissance émotionnelle et les idéaux salvateurs d'Orléans. Prochaine étape : Verdun

Extrait : 

« J'étais pénétré de mort, mais une lumière, infime et vertébrale, nue, vint me visiter. Ce fut mystique : dans cette écœurante confiture de futurs diplômés satisfaits, une embrasure me souriait  la littérature. J'étais certain cette fois de ma vocation. Rater sa vie, être calomnié par les événements, m'apparut comme une façon d'accéder à ce ciel  ».

17 juin 2023

MANZAREK Ray - Le poète en exil

Le poète en exil est un roman du musicien américain Ray MANZAREK (1939-2013). Aux forges de Vulcain, 2021 (2001), 272 pages. 


Morrison Hotel

Les Doors, ça vous parle ? Oui, Jim Morrison. Lui qui, le 3 juillet 1971, mourrait à 27 ans alors qu'il s'était exilé à Paris. Poète, chanteur flamboyant, agitateur fracassant, humain devenu Dieu, son talent et son charisme égalaient son mystère et ses démons. Il laissa des musiciens et amis endeuillés dont le claviériste du groupe, Ray Manzarek, que nous retrouvons ici comme écrivain.

Dans ce roman nous rencontrons Roy, un claviériste tourmenté par l'enterrement, à Paris dans les années 1970, de Jordan, dit le Poète, le chanteur de son ancien groupe. A l'époque, des rumeurs évoquèrent un faux certificat de décès et un cercueil rempli de sable. Des rumeurs qui fondent un espoir pour Roy alors qu'il reçoit, 30 ans plus tard, plusieurs cartes postales avec des poèmes signés d'un mystérieux "J.". Sur ces cartes, l'écriture du Poète et un tampon des Seychelles. Un indice suffisant pour s'envoler à la recherche de cet ami revenu de la mort... 

Ecrivons-le tout de suite : Roy va retrouver son ami. Divulguer cet évènement qui arrive très tôt dans le récit (page 60/272) est nécessaire pour rendre un juste hommage à cette œuvre, car la véritable intrigue n'est pas la recherche de ce poète disparu. En effet, la substance du roman, le cœur de ce qu'il apporte, n'est pas cette brève enquête de Roy mais bien le pèlerinage de Jordan après son enterrement simulé et la beauté des retrouvailles entre ces deux amis.

Ainsi, il s'agit d'une histoire d'apprentissage brillamment écrite. Celle d'un artiste démoli par ses addictions et sa célébrité, qui orchestra sa mort et démarra son voyage vers l'apaisement. Nous découvrons par procuration l'exil de lui-même, des rencontres décisives, de la solitude salvatrice, de l'amour et, surtout, des instants mystiques de reconnexion à l'énergie vitale de la nature.

Ce pèlerinage est raconté dans un très beau style, par des retrouvailles dans la chaleur et la simplicité des Seychelles. Elles ravivent une amitié touchante rythmée par la complicité musicale. Face à la nostalgie des tourments, la nouvelle personnalité du Poète apporte une énergie solaire, régénératrice et apaisante. C'est la puissance de la vie en action, sans faire fi de sa gravité. L'issue est remplie d'émotions, comme lorsque l'on quitte un bel hôtel pour retrouver la réalité de la vie. 

Enfin, comme l'écrit en fin d'ouvrage le traducteur et journalise culturel Gorian Delpâture, cette fiction est bourrée de références biographiques sur les Doors. Gorian Delpâture s'est amusé à les lister. Sa note réjouira les passionnés de ce groupe en leur permettant, avant de refermer le livre, de découvrir s'ils avaient relevé tous ces clins d'œil de l'auteur durant leur lecture.

Le poète en exil est une très belle histoire d'amitié, d'amour et d'énergie vitale. Une évasion dans les Seychelles solaire et positive, sans être nunuche. En 2013, Ray Manzarek a rejoint Jim Morrison ; puissent ces retrouvailles avoir été aussi belles que celles imaginées dans ce roman.

Extrait :

« Peut-être pourrais-tu composer une musique qui se rapproche de cette beauté. Tu sais, comme quand tu faisais la pluie sur notre chanson à propos de cet orage à Joshua Tree. Sauf que cette fois, au lieu d'une mélancolie sombre et maussade, elle serait légère comme une plume. Pour faire entendre aux gens ce que tu entends maintenant, et peut-être leur faire sentir un peu de ce que tu ressens maintenant. Ils aimeraient partager cette ivresse, cette chaleur. C'est ce que la musique est censée faire, n'est-ce pas ? ». 

15 mai 2023

HORVILLEUR Delphine - Il n'y a pas de Ajar

Il n'y a pas de Ajar est un ouvrage de l'écrivaine française Delphine HORVILLEUR (1974-). Grasset, 2022, 90 pages. 


Se démultiplier pour mieux devenir

A travers son œuvre littéraire, Romain Gary (1914-1980) devint un véritable caméléon. Parmi ses nombreux pseudonymes, celui d'Emile Ajar fut le plus remarquable et remarqué, jusqu'à lui procurer un second prix Goncourt en 1975. Romain Gary, Emile Ajar, les deux principales facettes d'une même personne en quête de fuite identitaire. Quarante ans après son décès, il est devenu une véritable source d'inspiration pour de nombreux écrivains, parmi lesquels Delphine Horvilleur. 

La rabbin française Delphine Horvilleur a six ans le jour où Romain Gary se donne la mort, le 2 décembre 1980. Ce romancier deviendra son dibbouk, à savoir un « revenant qui vous colle à la peau ou à l'esprit, un être dont l'âme s'est attachée à la vôtre pour une raison mystérieuse, et qui ne vous lâche plus ». Elle consacre ce petit livre à cette filiation intellectuelle, voire personnelle, à travers un tourbillon de réflexions sur l'identité et le judaïsme.

L'ouvrage de Delphine Horvilleur est à l'image de son dibbouk: multiple. 

Multiple d'une part quant aux genres, puisqu'il se situe à la croisée de l'essai et du roman. En effet, dans la seconde partie du livre, le témoignage laisse place à la fiction. Nous découvrons le monologue d'Abraham Ajar, un fils imaginé du fameux pseudonyme Emile Ajar. Dans une cave métaphore de l'inconscient de tout un chacun, Abraham rejoint la thématique de cet ouvrage en décidant de dire merde. « Merde à l'identité. Merde à tout ce qui te fait croire que tu n'es rien d'autre que ce que tu es ». 

Multiple d'autre part quant aux thématiques abordées, peut-être un peu trop nombreuses pour être pleinement traitées dans un ouvrage de si petite taille. Si la thèse de l'œuvre est claire, les développements sont dès lors parfois un peu ambigus et superficiels.

Dans ce cadre, des prérequis religieux ainsi qu'une connaissance préalable de l'œuvre de Romain Gary/Emile Ajar apparaissent utiles pour saisir pleinement certaines références et allusions. L'on pense particulièrement aux romans Pseudo, Gros-Câlin et surtout La vie devant soi. Certains passages risquent d’ailleurs de divulgacher un peu ces romans auprès des personnes qui n'ont jamais connu le plaisir de les lire (il n'est toutefois jamais trop tard !). 

L'on en retiendra que tant Delphine Horvilleur que son personnage Abraham Ajar nous recommandent de toujours être en chemin, en devenir, sur le plan de l'identité. De rester à distance des stéréotypes et des injonctions cloisonnées. D'autres filiations que la seule naissance permettent d'emprunter ce chemin, telle que la filiation littéraire avec un dibbouk aux multiples facettes. Souhaitons à chacune et chacun de pouvoir identifier le sien ! 

Ce petit ouvrage plaira aux personnes initiées à Romain Gary et qui s'intéressent aux réflexions sur le judaïsme et l'identité. Ces lecteurs passeront certainement un agréable moment de lecture et d'introspection, entre hommage littéraire, humour et réflexions identitaires/religieuses. Pour les autres, peut-être vaut-il mieux qu’ils consacrent leur temps de lecture à l’œuvre de Romain Gary lui-même… 

Extrait :

« Son pseudo fut un dernier pied de nez au morbide qui vous rattrape toujours, mais qu'on peut tromper un temps avec un peu de panache, avec une manigance littéraire qui interdit à l'homme de n'être que lui-même. A travers Ajar, Gary a réussi à dire qu'il existe, pour chaque être, un au-delà de soi; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd'hui un nom vraiment dégoûtant : l'identité ». 

RHINEHART Luke - Vent blanc, noir cavalier

Vent blanc, noir cavalier est un roman de l'écrivain américain Luke RHINEHART (1932-2020).  Aux forges de Vulcain, 2021 (1975), 272 pages.


Faut-il décapiter son épouse pour être en paix avec soi-même ? 

Depuis 1971, Luke Rhinehart chamboule de nombreux lecteurs avec son roman L'Homme-dé (lire ici) dans lequel un psychiatre utilise le hasard pour se détacher de soi. Quelques années plus tard, ce thème du détachement le préoccupait encore, de sorte qu’il reprit sa plume et remplaça les fameux dés par quelques sabres bien affutés. 

Lors d’une nuit de tempête enneigée du XVIIIe siècle, un temple bouddhiste abandonné devint le refuge de deux amis poètes aux tempéraments opposés. Si Oboko est ascétique et discret, Izzy est graveleux et porté sur la boustifaille. Si Oboko écrit des poèmes pour ses amis, Izzy les écrit pour être acclamé par la Cour impériale et s'enrichir. Si Oboko s'efforce de se détacher du décès de sa future épouse, Izzy est obsédé par sa propre mort. Alors qu'il entend du bruit à l'extérieur, Oboko y découvre un corps enneigé. Celui de Matari, une mystérieuse personne qui les bouleversera par sa beauté. Toutefois, Matari est poursuivie par son mari, le puissant Seigneur Arishi, qui a fait le serment de lui couper la tête pour rétablir son honneur conjugal… 

Tout d’abord, remarquons la qualité du livre comme objet. Les éditions Aux forges de Vulcain ont l'art de créer des livres beaux et agréables, pour leurs couvertures, leur papier ou encore leur typographie. Leur lecture est déjà un plaisir sur le plan physique. 

Ce plaisir est ici, dès les premières pages, renforcé par l'ambiance nippone et enneigée. On a froid, on est perdu dans les montagnes, mais on ressent également le réconfort des braises à l’intérieur de ce temple bouddhiste abandonné. Il s'agit d'une œuvre réussie pour son atmosphère, sans devoir y lire d'interminables descriptions ; l'auteur utilise simplement la bonne poésie aux bons endroits. 

L'auteur s'est également entouré de très bons personnages. Ceux-ci sont charismatiques et construisent toute l’intensité du récit, à travers la tempête de leurs quêtes et démons respectifs : le détachement et l'amour pour Oboko, la gloire et la fête pour Izzy, la liberté et la fidélité pour Matari, l'honneur et l'intransigeance pour Arishi. Qui est la neige ? Qui est le feu ? Cela dépendra des circonstances et de la capacité de détachement de chacun, tantôt à coup de poésie ou d'humour, tantôt à coup de décapitations. 

On pourra voir, dans la chasse des noirs cavaliers, la pression de puissants principes sociaux face à la tentative de liberté individuelle portée par le vent blanc. On pourra également voir le poids des interdits personnels, face au désir et à l'horizon du bonheur. Ces névroses et confrontations s’inscrivent dans la droite ligne de l'anticonformisme chez Luke Rhinehart. Elles méritent d’être profondément méditées tant elles percutent encore pleinement notre époque et nos personnalités.

Si, comme l'affirme le grand poète impérial Izzy, « Il ne faut jamais remettre au lendemain les boustifailles que l'on peut faire le jour même », il en est de même pour la lecture de ce roman. Laissez-vous porter loin du quotidien par ce vent blanc, vers un refuge littéraire de liberté enneigée et d'émotions incandescentes.

Extrait :

«  En apparence, Oboko montait la garde et ses yeux regardaient fixement le sentier qui grimpait le flanc de la montage depuis Samika ; en réalité, il n'aurait peut-être même pas remarqué une armée en marche. Son esprit vagabondait, passait de la joie qu'il avait éprouvée en constatant que son poème avait plu à Matari au tourment de ne pas savoir où Izzy avait passé la nuit précédente, de ne pas savoir ce qu'il faisait à l'heure actuelle dans le temple et, de là, à la perplexité de se répéter sans cesse que cela n'avait aucune importance. Il était énervé, anxieux, extatique, tourmenté ; en un mot, il se sentait vivre ».

CARO Fabrice - Samouraï

Samouraï est un roman de l’écrivain français Fabrice CARO (1973-). Gallimard, 2022, 220 pages. 


Une grenouille peut-elle vaincre un écrivain Samouraï ?

Connu tout d'abord par la bande dessinée, sous le pseudonyme Fabcaro, Fabrice Caro rassemble, depuis 2006, par ses romans et son humour, un petit club de sympathiques antihéros. Des personnages malmenés par des (més)aventures tirées du banal mais rendues tendrement saugrenues. S'il existait une association des Antihéros Anonymes, Fabrice Caro en serait certainement l'animateur. Son dernier roman, Samouraï, s'inscrit en droite ligne de ce mouvement avec un nouvel "AA" pas si anonyme que cela : Alan. 

Alan est écrivain. Un écrivain angoissé depuis que son premier roman fut publié le jour de l'éclatement d'un scandale politique d'ordre sexuel, de sorte qu'il fut totalement ignoré du feu des projecteurs. Son amertume culmina lorsque Lisa, son ex-compagne depuis peu, l'acheva d'une question foudroyante : « Tu veux pas écrire un roman sérieux ? ». Alan décide de relever ce défi avec le tempérament d’un Samouraï : discipline, concentration et acharnement ! De surcroît, un paradisiaque lieu de création s'offre à lui puisque ses voisins lui demandent de surveiller leur piscine durant leurs vacances. Depuis la terrasse, sous le soleil du sérieux, une nouvelle vie apparaît à l'horizon… 

Samouraï est un roman complètement fidèle à l'humour touchant et décalé de Fabrice Caro. La formule comique de cet auteur est rôdée et démontre à nouveau son efficacité : absurdiser et rendre improbables ce qui ressort pourtant de l'ordinaire le plus quotidien, qu'il s'agisse de l'écriture d'un livre, d'insectes, d'une rupture amoureuse, d'un supermarché, d'une teinture pour les cheveux, ou même de l’apparition d'une simple grenouille. Il s'agit ainsi d'un roman idéal pour sourire sur les sujets évoqués de la création littéraire et de certains tourments socio-affectifs. 

De surcroît, en fil rouge, le défi auquel s'attèle Alan implique deux questions de fond : un roman doit-il être perçu comme sérieux pour être considéré comme réussi ? Et, dans ce cadre, qu’est-ce qu’un roman sérieux ? La persévérance d'Alan dans sa quête de ce roman sérieux l'emmène sur des pistes diverses et variées, qui sont crédibles mais relèvent parfois d'une attachante naïveté. Les échanges unilatéraux qu'il entretient avec son éditrice, plutôt drôlement embarrassants, sont particulièrement bien imaginés pour suivre l'évolution créative de ce brave personnage.

Entre deux sourires, la lecture de Samouraï peut faire émerger l'idée que le roman sérieux est peut-être celui qui s'attaque courageusement aux désillusions humaines, avec les sabres de l'absurde et de la dérision. Avec la finesse de rester à la fois accessible, touchant, respectueux et intelligent par-delà l'humour. En ce sens, Samouraï est un roman réussi et pleinement sérieux sur la créativité littéraire, la solitude, la concentration et la résilience.

Extrait :

« J’éprouvais la sensation physique que mon corps était le siège de combats permanents entre des bactéries positives porteuses d’élan et les globules blancs de l’inertie qui leur sautaient à la gorge pour les neutraliser, défendant mon système de toute ingérence, de toute velléité de projet. Plus tard, cette sensation s’est répétée régulièrement, cette abdication de tout, surtout durant ma vie commune avec Lisa, et chaque fois Julio Iglesias m’apparaissait physiquement, comme la dame blanche au bord des routes dans les contes de mon enfance pour annoncer un accident à venir, à ceci près que l’apparition de Julio Iglesias n’annonçait rien, il n’était là que pour pointer mes abandons. Il était l’allégorie vivante du forfait, du dépôt de bilan ».

15 avril 2023

GUNZIG Thomas - Le sang des bêtes

Le sang des bêtes est un roman de l'écrivain belge Thomas GUNZIG (1970-). Au diable vauvert, 2022, 223 pages. 



Métaphysique de la viande (*)

Visualisez une salle de sport, des muscles, des compléments alimentaires surprotéinés. Le bruit de la fonte qui s’entrechoque. L’odeur de transpiration camouflée de déodorant. Vous voici dans l’atmosphère parfaite pour découvrir ce roman qui, dès sa couverture, replace l’humain comme une bête parmi d’autres au sein du monde animal. 

Au sein de ce monde animal : Tom. Tom est un quinquagénaire accro au sport et au développement des muscles, qui se trouve au bord de la dépression. Alors qu’il travaille tant bien que mal dans son magasin de nutrition sportive, il découvre le courage de porter secours à une jeune femme abandonnée et en détresse : N7A. Une personne à l’histoire étrange, qui prétend être une vache sous forme humaine… 

D'emblée, en découvrant Tom, l'on pressent que ce roman va transpirer la sincérité car il rappelle Thomas Gunzig lui-même. Un a priori confirmé par plusieurs personnages et situations. Outre la passion du sport, le héros partage les démons juifs de l’auteur, lui dont le grand-père est mort dans un camp de concentration. Surtout, la place du sport dans la famille et son rôle dans la fierté du héros rappellent l'auteur, lui qui indique venir « d’une famille plutôt intello, où ce qui relevait du sport, du corps, était plutôt déconsidéré » (**) et « avoir grandi en [se] sentant trop petit, trop maigre, terrifié par l’idée même de la violence physique » (***). L'auteur est en terrain connu. Son histoire apparait écrite avec le cœur et les tripes, illustrant au passage que des expériences de vie peuvent inspirer une excellente fiction.

Car il s'agit effectivement d'une excellente fiction. Une fiction drôle et rocambolesque, à la touche fantastique par la créature qu'est N7A. Cette histoire, qui malgré cette touche fantastique se situe dans notre quotidien, emporte rapidement le lecteur dans les émotions et l'évolution de personnages plus perdus les uns que les autres. En particulier les deux personnages centraux en recherche de bonheur que sont Tom et N7A. En fil rouge de cette quête de bonheur se trouve la puissance du corps face aux incertitudes de l'esprit. Un fil rouge qui conduira les personnages vers les questions de l’image de soi, du plaisir sportif, de l'identité, de la vie conjugale, de la culpabilité parentale et de l'éthique face au vivant. Il s’agit d’une fiction originale remplie de sources d'émotions et de réflexions, qui ne laisse aucune place à l’ennui. 

Enfin, cette histoire est un huis clos des relations interpersonnelles. Aucune autorité ou institution n’est mobilisée pour aider N7A. La narration est focalisée sur les interactions entre les personnages et au sein de la famille de Tom. Il en résulte une histoire touchante et encourageante sur la fierté d'un humain à aider par lui-même autrui, en combattant par la même occasion ses propres démons alors même que tout s'effondre.

Si vous cherchez un roman drôle et surprenant, avec des personnages tourmentés qui cherchent le bonheur entre les muscles et l'esprit, alors le sang des bêtes coule probablement en vous !

 Extrait :

« Elle était si étrange. Il se souvint de la fierté qui l’avait envahi lorsqu’il avait volé à son secours, ça lui avait donné l’impression que telle une rivière de lumière et de joie, l’énergie de la jeunesse coulait à nouveau dans son corps. Durant les deux jours qu’il avait passés avec elle, il avait eu la sensation de donner enfin un sens à son existence mais il y avait surtout eu autre chose : il avait ressenti une formidable excitation à l’idée qu’il ne faisait pas les choses comme son père, son père si lâche qu’il avait laissé mourir sa mère dans une voiture en flammes. Au moment où il était venu en aide à N7A, c’était comme s’il déjouait le scénario que son ascendance avait écrit pour lui : il pouvait refuser d’être une victime et choisir d’être du côté des héros ».



(*) Le titre de cette chronique est indirectement fourni par Thomas Gunzig lui-même, en marge de la page 38 du roman. Merci pour cette vraisemblable erreur d'édition/impression !
(**) Ciné Télé Revue, interview au sujet de son roman « Rocky, dernier rivage »;
(***) Ibidem.